Le 23 avril 1916 s'est tenu à Barcelone un combat de légende entre deux Arthur. Connu pour être un affrontement entièrement truqué dédié au spectacle, cet évènement est surtout la rencontre de deux personnalités hors-norme dans le monde de la boxe. Deux hommes libres, qui font fi des convenances et du qu'en dira-t-on, avec un ego gonflé à bloc.
Ce sont ces deux destins que Nine Antico a choisi de mettre en lumière tour à tour.
Elle s'intéresse tout d'abord à Jack Arthur Johnson, le géant noir qui ébranle une Amérique blanche qui sort à peine de son passé esclavagiste. Johnson est un sacré personnage. Grand, massif, avec un visage poupon et rieur. Il se bat avec un short rose, est marié à une blanche, boit, joue aux jeux, fricote. C'est un jouisseur qui se contrefiche de sa couleur de peau et de ce que les gens pensent de lui. Aucun sentiment d'infériorité. Il se moque de ses adversaires en plein combat ; il fait le spectacle. Et ce qui agace les uns enthousiasme les autres : en clair, les noirs l'adorent et les blancs le détestent car ils veulent un champion blanc. Or, Johnson reste invaincu.
Puis elle dresse le portrait du francophone Arthur Cravan. Il est à l'opposé de Johnson. On le surnomme le boxeur dandy, belle gueule, neveu d'Oscar Wilde. Un poète fantaisiste et voyageur, qui ne semble rien avoir à faire dans le monde de la boxe. Le récit s'en ressent, il est plus décousu que pour Johnson, moins terre à terre.
Pourquoi consacrer une bande dessinée à ces deux boxeurs ? Apparemment, leur combat est mythique. Pourtant, Cravan s'est fait battre lamentablement, aucune gloire à tirer de son côté. L'intérêt réside davantage dans ce qu'ils sont hors du ring. Des hommes libres, qui ne tolèrent d'autres règles que les leurs. Johnson est noir et ne peut pas tout faire comme les blancs ? Chiche ! Cravan doit partir à la guerre ? A la bonne heure, il déserte et traverse l'Atlantique. Ces deux Arthur ont connu des destins qui méritaient ce traitement en bande dessinée.
Pour autant, si le fond est très intéressant, la forme dessert quelque peu le sujet. Le traitement en miroir des deux destins est risqué, car on peut se passionner pour le premier personnage et être déçu de ne plus guère le retrouver dans la deuxième partie. De plus, la voix off est celle du singe savant de Johnson, qui finira avec Cravan. Pour peu qu'on ne parvienne pas à se familiariser avec ce singe au comportement trop humain pour être vrai (un Johnson bis à vrai dire), une certaine distance s'installe qu'on n'arrive pas forcément à réduire. Mais ces deux bémols n'en seront pas selon les sensibilités. Même chose pour les planches en noir et blanc de Grégoire Carlé, dont les traits peuvent parfois sembler trop épais.
Jack Arthur Johnson et Arthur Cravan sont en tous les cas deux personnages passionnants, et cet album donne très envie d'en connaître davantage sur eux. Il suffit de rechercher sur internet photos et vidéos pour se faire une image authentique de ce qu'étaient ces deux colosses épris de liberté et qui susciteront l'intérêt de quiconque aime les destins hors-normes, amateurs de boxe ou pas.