Lucasinho, Luna et Robson, les survivants de la plus jeune génération des Corta, feraient des otages de choix. C'est pourquoi tant les McKenzie que les Sun essaient de s'emparer d'eux, cependant que Lucas Corta veut avoir son fils près de lui, dans l'illusion de pouvoir le protéger. Mais depuis qu'il est l'Aigle de la Lune, il est plus en danger que jamais, étant donné que tout le monde le hait, et que sa soeur Ariel a refusé de travailler pour lui.
En fait, celle-ci, comme Lucasinho et Luna, est emmenée à l'université de Farside, un centre universitaire et technologique de haut niveau qui veille jalousement à son indépendance tant par rapport à l'Aigle de la Lune que par rapport aux Dragons. Ceux-ci, après la quasi-annihilation des Corta, sont redevenus quatre, si l'on compte comme un seul les McKenzie, fracturés, après la Pluie de Fer et la mort de Robert McKenzie, entre Duncan et Bryce. Sans compter Darius McKenzie, le plus jeune fils de Robert, que Dame Sun manipule afin d'en faire une arme à sa main.
Mais surtout ce tome voit l'apparition sur la scène lunaire des Terriens, que l'on n'avait jusqu'à présent discernés qu'en ombre chinoise, si j'ose dire, comme propriétaires et gérants lointains. La situation sur Terre se dégradant nettement, comme peut d'ailleurs s'en apercevoir Marina Calzaghe à son retour chez elle, la Terre se transforme, en fait sinon en nom, en puissance occupante et envoie des représentants physiquement présents sur la Lune afin de veiller au grain des intérêts terriens. Or, certains habitants de la Lune ne semblent pas mesurer le danger, ni l'implacabilité dont leurs "maîtres" sont capables. Lucas Corta fait-il partie de ceux-là ?
Avec ses incessants retournements de situations et d'alliances, et les constants mensonges et messages implicites des différents personnages, ce tome dense où l'action ne manque pas non plus exige une attention soutenue si on ne veut pas perdre le fil. Heureusement, il y a un prologue rappelant ce qui s'est passé dans les tomes précédents, mais après l'intrigue relativement linéaire de ceux-ci, McDonald renoue ici avec son écriture enchevêtrée, aux ellipses narratives nombreuses, et aux apparentes digressions qui n'en sont pas (toujours). Par ailleurs, l'apparition de l'université de Farside, dont on ignorait tout jusqu'à présent, a quelque chose d'artificiel, sinon de forcé, comme pour tout deus ex machina.
Ce style est l'une des composantes qui le différencient de son célèbre prédécesseur, le Heinlein de Révolte sur la Lune*, avec l'absence d'idéalisme des personnages. Mais dans les deux cas, aucun des habitants de la Lune n'oublie qu'elle est "une maîtresse sévère" et que la moindre erreur peut y coûter la vie, ce que les Terriens n'ont pas vraiment intégré. La plus grande différence avec le roman de l'Américain, toutefois, c'est l'état de la Terre, et la vision que les habitants de la Lune ont du futur pour l'humanité, et des pas nécessaires à accomplir pour réaliser ce futur vu comme un impératif de survie. Et c'est là où l'on peut mesurer combien chaque auteur de SF parle de son temps, de l'époque dans laquelle il est plongé.
Si la référence et l'hommage à Heinlein sont évidents, c'est dans l'attention nécessairement portée en permanence à un environnement hostile que j'ai discerné l'influence de Frank Herbert, et j'ai certes pensé à Dune (l'écho du Baron Harkonnen en Bryce McKenzie me semble patent) mais aussi à Dosadi, à la fois dans la densité de la population et l'intensité des "exclus" de Bairro Alto, par exemple, que dans la parenté entre les moeurs de la Cour de Clavius et le droit gowachin, où tout le monde sans exception risque sa vie dans l'arène judiciaire.
L'évolution, ou l'absence d'évolution, des personnages depuis le premier tome est tout à fait crédible, notamment pour ceux que l'on suit depuis le premier roman : les Corta, bien sûr, mais aussi Amanda Sun, ou les McKenzie, à la structure rigide, qui très logiquement évoluent peu en regard des autres. Celui que j'ai trouvé le moins intéressant ici, c'est Marina, qui semble ne servir strictement qu'à informer le lecteur sur la façon dont l'opinion terrienne est manipulée pour ressentir de l'envie et de la haine vis-à-vis des habitants de la Lune.
Un autre inconvénient de ce roman, c'est qu'il conclut une trilogie, ce qui implique un nombre relativement important de "derniers chapitres", afin que le lecteur sache ce que deviennent tous les personnages, et une fin longuette, du coup, où l'on a tout le temps de voir la poussière retomber. Un roman signé Ian McDonald est toujours un évènement, et de ce fait très attendu par les lecteurs du genre, et les deux volumes précédents de la trilogie (surtout le premier) étaient remarquables, ce qui fait que la réalité du troisième roman est forcément inférieure aux attentes. Toutefois, si on lit, comme je l'ai fait, les trois tomes d'affilée, leur unité est perceptible, et la vision qui se dégage de l'ensemble est celle d'une oeuvre de science-fiction de très bonne tenue, que pour ma part je recommande, même si le troisième tome est légèrement inférieur aux deux précédents.
* titre anglais : The Moon is a harsh mistress (La Lune est une maîtresse sévère)