Les Chroniques de l'Imaginaire

Les griffes et les crocs - Walton, Jo

Le Digne Bon Agornin n'a pas pensé à le préciser dans son testament tant pour lui cela allait de soi : dans les biens dont la part du lion doit revenir à ses trois plus jeunes enfants, son cadavre était inclus, étant donné qu'un dragon ne peut grandir qu'en mangeant ses congénères. Malheureusement, son gendre, l'Illustre Daverak, le comprend différemment, et estime que lui-même et sa famille ont également droit à un morceau de la dépouille du vieux dragon. Son plus jeune beau-frère, Avan, furieux, décide de l'attaquer en justice.

Malheureusement, il ne peut attendre aucune aide de ses frère et soeurs : Penn, le frère aîné, est prêtre et ne peut avouer en public qu'il a reçu la confession de son père mourant, Haner, l'une des jeunes sœurs, doit aller s'installer dans la maison de l'Illustre Daverak pour tenir compagnie à sa soeur aînée Berend, et ne peut donc se le mettre à dos, et pour Selendra, la benjamine, ce serait faire preuve d'une immodestie qui risquerait de compromettre toutes ses chances de faire un bon mariage. En effet, elle et Haner, quoiqu'étant des dragonnelles tout à fait charmantes, ont une bien petite dot, et c'est un obstacle majeur au mariage.

Comme vous l'aurez constaté en lisant mon résumé ci-dessus, ces dragons-ci sont des plus civilisés ! Certes, ils se mangent entre eux, mais de façon très codifiée, et à part ça ils mangent la même viande que nous. Simplement, c'est la viande de dragon qui leur permet de croître en taille, et donc de s'élever dans la société. Du moins, ils sont aussi civilisés que pouvaient l'être les gens de l'époque victorienne.

Mais ceux-ci l'étaient-ils ? De leur point de vue, certainement : ils avaient des mœurs très codifiées, même si celles-ci autorisaient des choses que nous considérons odieuses à l'heure actuelle, comme le travail des enfants. Leur position quant à la place des femmes dans la société - à l'exception de leur reine, curieusement - nous paraît, à nous, relever d'un autre monde : dans notre société occidentale actuelle, les femmes ont le droit de vote, au même âge que les hommes, et ne sont plus ces mineures légales qui passent de la tutelle de leur père ou de leur frère aîné à celle de leur mari avant de mourir en couches.

Du coup, ces Victoriens du temps jadis nous paraissent, à nous, singulièrement peu civilisés, voire même d'une autre espèce. C'est d'ailleurs l'un des éléments qui rendent difficile à certains la lecture des romans de Jane Austen ou Anthony Trollope. De là à en faire des animaux quasi-mythologiques, il n'y avait qu'un pas, franchi allègrement, avec beaucoup d'habileté et d'humour, par Jo Walton.

On retrouve dans ce roman les personnages habituels des romans victoriens : les sœurs à marier malgré une dot peu importante, le hobereau tyran de ses serviteurs et métayers, le noble haut placé à qui sa mère cherche une épouse belle, bien élevée et avec une dot importante, mais qui bien sûr finira par suivre son cœur, l'ecclésiastique ambitieux et hypocrite, la jeune fille courageuse et à l'âme noble, mais trop impétueuse pour son propre bien... L'autrice a réussi à la fois à respecter les canons d'un corpus classique bien connu, et à créer une société et des mœurs draconniques vraisemblables, de sorte que le lecteur qui aurait déjà lu des histoires de dragons ne soit pas totalement dépaysé. Après tout, ces dragons-ci volent, crachent le feu, aiment l'or et ne sont pas végétariens, comme tous leurs congénères du Hobbit à Harry Potter en passant par Terremer !

Rejeton improbable, mais parfaitement réussi, de deux genres romanesques des plus différents, ce roman original est un vrai bonheur de lecture, que je recommande chaudement.