Les Chroniques de l'Imaginaire

Dunyach, Jean-Claude

Mureliane : Jean-Claude Dunyach, bonjour. Merci d’avoir accepté cette interview pour Les Chroniques de l’Imaginaire

Jean-Claude Dunyach : Mais avec plaisir !

M : Donc, on est là principalement – mais pas que – pour parler de Lady Evangeline. Tu me disais par mail que tu avais laissé ce personnage t’imposer sa loi avec ce roman, même si tu t’étais bien battu avec ?

JCD : En fait, c’est un personnage qui est arrivé pratiquement entier, et dont j’ai écrit l’aventure dans la ruche sous la forme d’une novella parue dans Bifrost en 2011. Mais, au fur et à mesure que j’avançais, ce personnage – qui ne faisait rien pour se rendre sympathique au départ, hein, c’est clair – avait quand même quelque chose d’extrêmement intrigant, je ne dis pas de séduisant, mais d’intrigant. Evangeline a petit à petit forcé une espèce de respect réticent de ma part par la manière dont elle survivait à des choses dont je sentais que moi, je les aurais pas vécues aussi bien qu’elle. Et donc je me suis retrouvé à accompagner ce personnage et à établir avec elle des relations plus profondes que je ne l’aurais cru. À la fin de l’histoire – qui fonctionnait en tant que novella, hein, il n’y avait pas de problème de ce côté-là – Evangeline a refusé de disparaître et m’a dit « Tu n’as pas compris le dixième de ce qui s’est passé ». Et, quand un personnage commence à vous dire ça et qu’il ajoute « Je vais t’expliquer, tu vas comprendre la merde dans laquelle on est réellement », on n’a pas d’autre choix que de l’écouter, parce que d’abord le personnage refuse de disparaître, et qu’ensuite il devient de plus en plus agaçant. Quand un personnage ne vous quitte pas après un livre, c’est qu’il a été soit mal traité, soit qu’il n’a pas dit tout ce qu’il avait à dire. Mes autres personnages sont partis, les uns après les autres : il y en a certains que j’ai laissés dans une histoire d’amour, qui m’ont dit « Bon maintenant, on se débrouille, merci pour tout ! », il y en a d’autres, comme le jongleur du Jeu des sabliers, qui à la fin m’ont dit « Bon je m’en vais me balader, le monde est vaste ! ». Alors qu’Evangeline ne cessait de me répéter « Attends, il faut qu’on se parle ». Donc je m’efforce de l’écouter, et à un moment donné je lui dis « D’accord, je vais l’écrire, ce bouquin, pour que tu me foutes la paix ! » Et le moins qu’on puisse dire, c’est que je l’ai pas ménagée, tu vois ce que je veux dire. Je lui ai dit « Tu veux y aller ? Bon ben tu y vas, mais ça ne sera jamais une promenade de santé ». Et elle m’a bluffé. Clairement. Le respect réticent est devenu une véritable admiration et une empathie profonde pour cette adolescente qui est vraiment quelqu'un que j’aime beaucoup, bien que… je ne suis pas sûr que ce soit un personnage très confortable. Et du coup, ce qui est curieux, c’est que je termine le bouquin, qui est fini en tant que tel, en tant qu’histoire, il est publié comme un one-shot et un certain nombre de lecteurs sont venus me voir en me disant « Tu sais, si tu en écris un deuxième avec elle, on serait partants. ». J’ai dit « Mais attendez, vous avez vraiment aimé cette fille ? » « Ben oui, à la fin, on s’était quand même attaché, quoi ». Et je me suis dit « Mais vous êtes comme moi ! » En plus, malgré le fait que le livre est terminé et publié, Evangeline est toujours là, à me regarder par-dessus l’épaule, à me dire « Bon, ça va être mon tour, ou… ? » Alors OK, je vais peut-être écrire une autre histoire d’Evangeline, où elle jouera un rôle central… Je sais pas ce qu’elle fera, je n’en ai pas la moindre idée, mais c’est elle qui me le dira. C’est très curieux comme sentiment : c’est véritablement quelqu'un qui a vécu en ma compagnie des transformations et des aventures qui ont été littéralement déchirantes, qui l’ont refaçonnée et qui m’ont refaçonné moi aussi, qui m’ont aidé éventuellement à comprendre certaines choses qui m’avaient échappé, par exemple dans l’adolescence de mes filles, et elle est encore là, à me dire « Mais tu vas voir, j’ai encore des trucs à te raconter, ça va être bien ». Donc, c’est ça Evangeline. Je sais pas ce que les lecteurs en penseront, parce que ce n’est pas nécessairement un livre confortable, mais c’est un livre qui pour moi a été profondément intense à écrire. Parce que je me suis fait traîner, manipuler. Comme auteur, je n’ai jamais rien dirigé, je n’étais pas en tête de l’attelage, j’étais le type qui courait derrière la voiture, attaché au bout d’une corde et qui essayait de pas tomber.

M : Il y a quelque chose qui m’a beaucoup parlé dans ce texte, c’est comment tu continues, volens nolens, à explorer les façons dont on communique et dont on ne communique pas. Quand, par les mots, ça ne passe pas, comment est-ce que ça passe ? Et ça passe, là, de façon très très corporelle. Qu’est-ce que tu en dirais, toi ?

JCD : Les gens qui me connaissent depuis longtemps m’appellent « le Poutouneur », tu sais, celui qui fait des poutous, des bisous toulousains. C’est-à-dire que depuis que je suis en âge de conceptualiser la chose, depuis que je suis tout petit en fait, j’ai toujours pensé que l’être humain avait une façon d’échanger les phéromones et de se frotter qui n’était pas du tout sexuée, qui n’était pas sexuelle, tu vois, – tu le fais avec les garçons, avec les filles, tu le fais avec tout le monde – mais qui dit juste « Je suis un mammifère, tu es un mammifère, reniflons-nous un peu sous les aisselles pour voir ». Ça sert à mieux se connaître, et surtout à établir des espèces de balises de reconnaissance : « Vous êtes de ma tribu et je suis de la vôtre, parce qu’on s’est déjà poutouné, on s’est déjà frotté ». « Nous sommes de la même tribu, vous et moi », comme disait Kipling dans Le livre de la Jungle. Je suis très content parce que ça commence à prendre dans la SF depuis pas mal de temps et aussi dans le reste de la société. Pour moi, c’est une avancée très profonde. Je m’aperçois qu’avec les gens que j’aime, avec les gens que je connais autour de moi, la communication se fait par la nourriture qu’on partage, par le câlin, par l’odeur, par le toucher. Elle se fait parce qu’à un moment donné tu prends une personne dans tes bras et tu la laisses s’y reposer quand elle a besoin de deux minutes de tranquillité par rapport au monde, tu vois ce que je veux dire. Et quand toi-même tu en as besoin, ça marche aussi dans l’autre sens. Autrefois, j’avais une voisine qui avait souvent des problèmes dans sa vie. La seule chose que je pouvais faire c’était, quand je partais en voyage à Amsterdam, de lui ramener une grosse boîte de chocolats de là-bas. Je n’allais pas lui faire des raisonnements ou lui donner des conseils. Elle m’expliquait ses soucis, je lui posais la boîte de chocolats sur les genoux, et… elle avait toujours les mêmes problèmes mais, un chocolat à la fois, ça aidait à ce que les angoisses se dissolvent un peu. Je vis aussi dans un environnement de musiciens, où les gens se disent des choses par leurs notes, et pas seulement par leurs notes, par la manière de les jouer, par le phrasé, par le silence. J’ai vu dernièrement un concert de John Mayall, 86 ans le monsieur, quand même, qui avait une forme de complicité rare avec ses trois autres musiciens – ils s’échangeaient des trucs, on les voyait se refiler une espèce de balle invisible… « Tiens, tu le prends, ça ? Vas-y, je te le passe ! », et l’autre qui le reprenait, qui le repassait à côté, le batteur qui était derrière qui les poussait un peu, qui disait « Bon, les gamins, arrêtez de jouer, on se met en file ! », il y avait tout ce travail-là, extraordinaire. Magnifique à entendre et à regarder. Pour le bouquin, je me suis dit OK : le son, le toucher, l’odeur, tout cet univers sensoriel, on peut l’utiliser différemment. Le début de l’histoire se passait dans une ruche, ce qui était un véritable défi à décrire. D'abord, une ruche, c’est sombre, on n’y voit pas beaucoup, même si j’ai un peu triché, avec la lumière. Difficile de décrire uniquement avec la vue. Par contre c’est gluant, il y a des phéromones, ça colle, ça sent. Très fortement. Et ça bruisse, ça cliquette. Donc l’idée que j’ai eue, c’est d’y enfermer Evangeline, qui a fait du piano, qui a étudié la musique et pratiqué la danse, donc qui a un vrai sens du rythme. Elle est capable d’entendre un insecte qui fait « clic, clickety-clac, clic clic CLIC » et de dire « OK, je ne pige pas ce qu’il raconte, mais je suis capable de le refaire ». Et à partir du moment où elle le lui refait, elle lui montre qu’elle existe. Ce qui est la forme principale de communication : « Coucou, je suis là. Prends conscience de moi ! ». Et ça, quand on est adolescent, c’est la chose peut-être la plus difficile, parce qu’on passe son temps à le hurler au monde, sauf que tous les autres font pareil, et que personne n’écoute. Donc, à un moment donné, on finit par se dire « Bon, il faudrait peut-être arrêter de hurler pour écouter les autres et en même temps leur apprendre après, mais plus tard, que je les ai entendus, que comme je les ai entendus, je suis quelqu’un comme eux. ». Mais au début, une cour de récré, ou un groupe d’adolescents, ce sont des gens qui hurlent qu’ils existent en se bouchant les oreilles, tu le sais aussi bien que moi. J’ai eu envie de parler de ça et ça s’est fait de manière naturelle. La communication, chez moi, c’est un sujet qui est une inquiétude, ou une préoccupation, ou une problématique, permanente depuis aussi longtemps que j’écris. Sur ce livre-là, j’en ai parlé peut-être plus que d’habitude, mais on retrouve ce thème ailleurs dans mes histoires. Lis Déchiffrer la trame, par exemple.

M : Oui. Et il y a Evangeline en soi, mais il y a aussi le problème de l’Ennemi. Comment quelqu'un devient un ennemi sans qu’on sache même qu’il existe, qu’on a fait quoi que ce soit pour le provoquer ?! Et ça, j’ai trouvé ça très fort, quand même !

JCD : Tu sais, ce sont des questions qu’on se pose dans la vraie vie, parce que, actuellement, tu as des gens qui te considèrent comme un ennemi et dont tu n’as pas la moindre idée de pourquoi, ni de ce qu’ils ont à y gagner, ni de la manière d’arrêter ça. La grande difficulté dans un conflit, c’est qu’il faut que les belligérants – tous – tombent d’accord sur la manière de l’arrêter. Or, actuellement, dans les guerres modernes, c’est extrêmement compliqué. Comme c’est totalement asymétrique quand une hyper-puissance attaque un tout petit pays, le tout petit pays a souvent le réflexe de dire à l’autre « Je vais répondre à cette agression par le terrorisme, donc je gagne quand je provoque tellement de dégâts chez des civils innocents chez toi que ta population en a marre, alors que toi tu gagnes quand tu me balances des tapis de bombes et que tout le monde meurt ». Ce n’est pas la même chose. Du coup, comment est-ce qu’on s’arrête, et comment est-ce qu’on sait qui a gagné ? On n’a aucun moyen de s’accorder sur ces termes-là. Dans l’histoire d’Evangeline, la difficulté pour les humains n’est pas de gagner la guerre, ce n’est pas leur intérêt. Ce qu’ils veulent, c’est que ce conflit absurde cesse. Et à la fin, grâce à Evangeline, cette guerre s’arrête alors qu’elle a commencé pour de mauvaises raisons et qu’elle s’est poursuivie pour d’autres raisons que personne ne comprend. Donc à un moment donné il a fallu trouver un moyen de communiquer autrement. Et communiquer autrement, c’est aussi… je sais pas comment dire ça… c’est aussi partager quelque chose. Et partager quelque chose avec un nuage intelligent qui a atteint un vrai niveau de conscience parce qu’il s’est densifié pour faire face à une menace, c’est quand même un défi pour un écrivain de science-fiction ! Il a fallu aller au contact. C’est comme pour tout : il faut aller voir sur place, à un moment donné. S’impliquer physiquement. Moi je crois aux poutous, aux big hugs. Je suis véritablement primaire, de ce côté-là, et je reviens sans cesse à cette démarche-là qui dit « Partageons ce que nous sommes ».

M : Remettre du corps.

JCD : Remettre du corps, remettre de la présence, et puis dire « Après tout, puisque j’ai décidé que… allons voir, allons nous frotter ! » C’est comme ça que mes personnages agissent, et c’est pour ça que j’étais content d’avoir un ambassadeur comme personnage, entouré de gens qui sont des militaires mais qui en fait n’ont pas de véritable fonction de militaires. On les voit pas attaquer, on les voit juste essayer de… ben de survivre, et puis à la limite de protéger leur vaisseau en cas de besoin, mais ça n’arrive même pas. En fait, ils sont surtout là pour le décorum. Ils font partie de la garde rapprochée de l’ambassadeur, qui est censé, quand il va négocier, arriver avec une demi-douzaine de fusiliers en bel uniforme parce que ça se fait. Mais ça ne sert à rien, on est d’accord. Quand tu débarques dans un pays hostile avec six marines, c’est juste pour le décorum, c’est pour dire « Regardez, je suis un type important, j’ai six gardes du corps super costauds », mais tu es dans un pays qui peut mobiliser deux cent mille soldats, donc tes six marines ne servent à rien, militairement parlant. Ils montrent juste que ton pays te considère comme plénipotentiaire. C’est une forme de communication, sans langage. Et ça, ça m’intéressait à explorer. Après, est-ce que je suis la bonne personne pour l’avoir fait, je n’en sais rien. Mais en tout cas cette préoccupation était là, dès le début. Je voulais aussi explorer le fait que les rapports hommes-femmes, et les rapports de sexualité et de sexuation entre individus étaient au-delà des discussions qu’on a en ce moment. C’est-à-dire, au-delà de la discussion de l’égalité entre les sexes, puisque, dans ce roman, cette égalité est devenue quelque chose de tellement intégrée dans les mœurs qu’on n’en parle même plus. Du coup, chacun peut jouer avec tous les clichés parce que ce ne sont que des jeux. De la même façon la sexualité n’est absolument plus jugée ou critiquée, puisque toutes les sexualités coexistent, y compris chez un même individu – les gens ont un curseur bi qui se balade d’un côté à l’autre, qui varie au fil des temps et des envies…

M : Et des rencontres !

JCD : Et des rencontres – et puis, entre guillemets, personne ne juge, on s’en fout parce que tout le monde est pareil. Et ça, ça m’intéresse parce que ça pose des tas de questions de narration « OK, qu’est-ce que c’est, maintenant, la tension sexuelle ? Quel est le langage qu’on emploie, quand on est militaire, pour justement dire ‘allez les mecs on y va !’, quand le commando est mixte ? », et ça m’a poussé à renverser tout un tas de clichés. Par exemple, la personne dans le petit groupe de fusiliers qui a le plus de couilles, c’est la fille, Miura. Et c’est vécu comme ça, on en plaisante, c’est juste un détournement de cliché. Quand le sergent dit « On y va les filles ? », il rajoute « toi aussi, Miura ! »… Quand le sergent lance « On est des marines, on a un cul tellement solide qu’on casse des cailloux avec », Miura répond « Le mien est un oasis de douceur ouatée » et l’autre lui lance « Ta gueule » parce qu’elle est en train de lui casser le truc. Donc, il y a toujours cette espèce de jeu permanent, mais qui ne peut se mettre en place que quand l’égalité est établie. En tant qu’auteur, je me suis demandé « OK, comment peut-on matérialiser cette égalité quand elle est là depuis si longtemps qu’on a même oublié qu’elle est là ? » Justement en en plaisantant, en jouant avec ça pour montrer qu’en fait ça fonctionne. Et ça c’était un défi intéressant aussi. Il n’y a pas – tout au moins j’ai essayé de ne pas en mettre – de prêchi-prêcha, il n’y a jamais de personnage qui dit « Regardez comme on est égaux ! ». On EST égaux, ça se voit, mais ça n’est pas le sujet. Par contre, on dit « Puisque on est égaux, ben écoute, on va déconner avec ça ! ». D'accord ?

M : On peut.

JCD : Et on peut faire des tas de sous-entendus, comme ça, pour jouer. Et on peut dire « OK, la sexualité est un moyen de communiquer, pourquoi pas ? »

M : En plus, c’en est un !

JCD : C’en est un, oui, mais en général on ne l’utilise pas : Tu n’as pas beaucoup de romans qui se servent de cette manière de communiquer, sauf des romans porno éventuellement. Alors que dans ce bouquin c’est un des moyens les plus évidents pour dire « Je complète ce que je ne sais pas dire d’une autre manière… » Parce qu’à un moment donné quand tu as quelque chose à dire d’important, tu réfléchis à quelle est la manière la plus efficace de le dire. Et tu t’aperçois que certaines façons ne sont pas possibles. Pour faire comprendre à une personne le sentiment qu’elle t’inspire, tu peux utiliser des mots, tu peux faire des phrases magnifiques, mais tu le matérialises aussi – et surtout – par des actes. Tu le matérialises par du toucher, par une envie qui se manifeste, tu le matérialises quelquefois par des gestes de tendresse ou d’échange, ou simplement par la perception que l’autre est là. « Je sens que tu sens. Je sens que tu sais. Je sais que tu sais ». Tu ne sais pas le dire, tu l’exprimes d’une façon non verbale… Et c’est très difficile à rendre dans un livre, ça te demande de trouver de nouvelles approches, intimes et personnelles.

M : Et est-ce que tu écris autre chose en attendant la suite d’Evangeline ?

JCD : Bien sûr. D'abord j’écris le troisième Troll, L’empire du Troll, qui est déjà bien entamé, même si il y a un personnage imprévu qui vient de débarquer et qui me perturbe un peu. Et j’écris aussi deux novellas que j’ai recommencées à trois reprises, mais qui m’intéressent parce que ce sont de vrais sujets de SF, et des sujets qui vont faire cent mille signes à chaque fois. Bon, puis aussi j’ai des projets… Je voudrais terminer un bouquin que j’ai envie d’écrire depuis longtemps, qui est le deuxième tome de Roll over, Amundsen !, sauf que comme il se passe en grande partie en Australie, je vais attendre d’aller là-bas en janvier-février, pour m’immerger dans le décor. J’ai envie de revenir au rock and roll, en fait ! Puis surtout, je ponds des textes de chanson, en ce moment. Et ça c’est un sentiment très particulier, parce que ça m’oblige à une concision, à un travail sur la rythmique, sur la manière dont les phrases se disent, se scandent, se chantent, qui est vraiment très intéressant. En plus, un texte de chanson, ça n’existe que quand il y a une musique, une mélodie. Et donc ça veut dire que j’ai quelqu'un en face qui s’enroule autour de ce que j’ai écrit « en l’air », ou qui m’amène une musique nue pour que je l’habille de paroles. Ou qui me dit : « Je garde ce bout de ton texte, mais il faudra que tu m’écrives autre chose pour le reste », etc., etc… On a essayé toutes les façons possibles. On a pondu deux cent soixante-dix chansons, avec Norbert. Peut-être même trois cent, je sais plus. C’est un peu comme un vieux couple, tu te dis « Toutes les positions, on a dû les essayer un jour ou l’autre, quand même » Sauf celle où on s’est cassé la gueule, parce que c’était trop compliqué, mais on l’a quand même essayée. Donc, avec mon ami on fait ça depuis quarante ans et on continue… c’est un plaisir de retrouver ce genre de choses. Voilà.

M : Tes idées, elles te viennent comment ?

JCD : Si je le savais !… Qu’est-ce que j’aimerais le savoir ! J’adorerais avoir une espèce de réserve à idées, tu vois, avec une clé pour ouvrir le truc, en disant « Tiens, je vais utiliser celle-là »… Non, je ne sais pas d’où ça vient. Ce que je sais, c’est que j’ai d’abord le sentiment qu’une idée va venir quand il y a une espèce de truc qui gargouille à l’intérieur de la tête, incréé mais demandant à sortir. C’est un sentiment que beaucoup de gens qui créent connaissent.

M : Une espèce de gratouillis

JCD : Une espèce de gratouillis, oui. Ce que je sais, c’est que j’accumule de l’information en permanence, je suis curieux de plein de choses, je vais à la rencontre du monde. Ça paraît idiot, dit comme ça, mais les idées, quelquefois la réalité te les donne telles quelles. Tu as vu ci, tu as rencontré ça, tu as mélangé des trucs, tu t’es cogné la tête contre une difficulté inspirante… Euréka. Après, je ne sais pas. Ce que je sais, par contre, c’est que quand mes idées viennent, elles viennent en général de manière assez complète – c’est une chance – avec un début, une fin, une géométrie narrative possible. Par contre, la question que je dois me poser, systématiquement, c’est « Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans, que je n’ai pas compris ? ». Parce que c’est là que tout se passe, en fait. Mes idées de romans ou de nouvelles m’obligent toujours à aller jusqu'à des endroits où je ne suis jamais allé, à nager là où je n’ai pas pied, parce que… parce que c’est là que se produisent les choses intéressantes. Et ce n’est que quand je sors de ma zone de confort que l’idée prend réellement sa signification. Autrement, si mon idée ressemble à une de celles que j’ai déjà eues, ça ne marchera pas. Donc, je ne sais pas d’où viennent mes idées, j’ai la chance qu’il y en ait suffisamment pour me rassurer les deux ou trois prochaines années, du moins en ce moment. J’en ai même peut-être un peu trop, j’aimerais bien que ça s’arrête un peu, puis qu’Evangéline me foute un peu la paix, quand même, pour que j’aie le temps d’écrire autre chose, parce qu’il y a pas qu’elle, bordel ! Mais c’est comme quand tu as plusieurs enfants, et qu’il y en a un qui est très demandeur et qui braille « Moi, papa, moi ! ». C’est toujours lui qui gagne, sauf si on apprend à se montrer ferme. Donc, voilà : Evangeline, on va l’expédier dans sa chambre et défense de sortir avant que je ne le dise ! Pour les histoires, je peux travailler avec les idées que j’ai. Par contre, pour les chansons, ça commence souvent par une phrase en l’air, qui sonne bien. Ou alors Norbert me fait une maquette en faisant ce qu’on appelle du yaourt, où il chante en pseudo-anglais pour que j’aie la mélodie, et un petit peu la scansion qu’il voudrait. J’écoute ça vingt fois, trente fois, cent fois, en boucle, quelquefois distraitement, d’autres fois en y faisant attention, et puis à un moment donné, je ne sais pas pourquoi, il y a des mots qui s’enroulent autour de sa phrase musicale. Il y a un petit bout de fil qui tire un autre petit bout de fil, et au bout d’un couplet je me dis « Mais voilà, je sais ! Je sais de quoi parle la chanson ». Et donc j’appelle Norbert, je lui dis « Je la tiens », et il me dit « Bon, il faut qu’on travaille, alors ». Alors, je viens chez lui, dans son studio, et on travaille. Voilà. Tu vois, c’est simplement par obstination, par répétition. Puis les idées naissent aussi par cette infinie avidité, curiosité, que j’ai du monde : J’adore me nourrir de ce qu’il y a autour de moi, des gens qui gravitent dans mon entourage, du spectacle du monde, des… je sais pas, de tout ce qui est informations, gens, idées, façons de penser que je ne comprends pas. Tout ce que je ne connais pas, tout ce que je ne comprends pas, m’intéresse. J’ai eu la chance de voyager, de faire plusieurs métiers bien distincts, de rencontrer des catégories de gens très différents et souvent extrêmement passionnants, chacun dans leur catégorie. Quand on est écrivain, on a la chance aussi de connaître d’autres écrivains, français comme étrangers. Et le simple fait d’avoir pondu deux ou trois petits trucs dans son coin, ça veut dire que les gens qui sont les stars, les écrivains dont on rêve, te parlent d’une façon différente. Ils te demandent d’emblée « Tu écris quoi ? Comment vois-tu le monde ? Échangeons nos idées ! ». Et moi, je me retrouve à discuter de ça avec Mike Resnick ou avec… je sais pas, Robert Silverberg ou Robin Hobb… Et je me dis « Ces gens sont des géants », mais on se parle, tout simplement. Voilà. Et donc tout ça, ça s’accumule, ça me fait me poser des questions, j’ai des amis philosophes qui me dérangent agréablement… J’aime beaucoup les scientifiques, ou les experts, ou les philosophes, qui me fauchent mes certitudes et qui me disent « C’est pas vraiment comme ça que ça se passe, c’est plus compliqué que ce que tu penses », voire même « Tu te trompes complètement sur tel et tel sujet ». J’aime apprendre que je me trompe, et j’aime apprendre que quelque chose est plus riche et plus complexe que ce que je pensais. Et à partir de là, il y a des choses qui poussent. Là, on vient d’avoir un débat passionnant avec Xavier Mauméjean, Olivier Paquet et Mel Andoryss, sur le story-telling. J’ai appris des trucs… Je les ai écoutés, je me suis dit « ben oui, c’est vrai que faut pousser ça ». Tu te dis « Il y a des choses à pousser », et donc tu questionnes, tu t’intéresses. Et puis, à force, tu as cette espèce de terreau, d’humus dans lequel il y a des graines qui poussent. Mais d’où viennent ces graines, je n’en sais rien. J’ai toujours été persuadé que les idées sont les formes de vie ultimes de la Terre et qu’elles nous ont colonisés, nous, les primates, comme des sortes de réceptacles. En fait, nous ne sommes que les porteurs, les vecteurs, les endroits où les idées se multiplient et se reproduisent. C’est-à-dire que nous sommes des espèces de chambres à coucher pour les partouzes des idées, et c’est grâce à nous qu’elles se reproduisent, c’est grâce à nous qu’elles envahissent le monde, qu’elles se dupliquent et qu’elles finiront par coloniser l’univers… Parce qu’à la base elles avaient besoin du support de notre parole, de la manière dont nous les transmettons par de multiples voies pour – non pas pour vivre, elles vivaient déjà sans nous – mais pour se multiplier et accéder à la puissance. Et…

M : Se croiser, se rencontrer, éventuellement ?

JCD : Oui, sans doute. Donc, je pense que nous étions autrefois des primates sans idée, que nous avons été colonisés et que nous continuons à l’être. Et, d’une certaine façon, c’est une idée qui me plaît beaucoup. Mais qui est une idée, justement, qui a besoin de vivre, donc d’être exprimée…

M : Ça me paraît un mot de la fin idéal. Merci, Jean-Claude.

JCD : Eh bien, je te remercie toi aussi.