Nous sommes en 1358 à Carcassonne et le père Arnaud de Sancy a besoin d'un homme à poigne pour enquêter dans la ville voisine de Castres. Il semble qu'une étrange secte s'y livre à des rituels démoniaques, où il est question de propager une maladie mortelle et de boire du sang… Rien d'étonnant à ce qu'il décide de faire appel au père Nicolas Eymerich de Gérone, grand inquisiteur du royaume d'Aragon, dont la réputation n'est déjà plus à faire malgré son jeune âge. Sous une chaleur écrasante, Eymerich s'attelle à déterrer les secrets enfouis d'une Castres bien trop tranquille pour être honnête, derrière ses murs que la teinture de garance a coloré d'un rouge sang.
Ce sang omniprésent est aussi au cœur des préoccupations de Lycurgus Pinks, biologiste américain qui a découvert comment déclencher à volonté l'irruption d'une maladie génétique mortelle touchant les globules rouges. Au fil des années, Pinks s'efforce de vendre son idée au plus offrant, qu'il s'agisse du Ku Klux Klan, de la CIA ou de l'OAS. Et au diable les conséquences : après tout, ce sont surtout les Noirs qui sont prédisposés à en souffrir. Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ?
La formule développée par Valerio Evangelisti dans les deux tomes précédents des aventures de l'inquisiteur atteint ici sa forme la plus pure. Le principe reste le même que dans Les chaînes d'Eymerich, à savoir que les chapitres consacrés à l'enquête menée par l'inquisiteur dominicain au quatorzième siècle alternent avec ceux prenant place dans un vingtième siècle où l'Histoire s'explique à grands coups de conspirations aussi délirantes que terrifiantes. L'horreur touche encore une fois à l'altération de l'humanité dans sa propre chair, sous l'effet d'hémorragies mortelles plutôt que de mutations génétiques cette fois, mais les descriptions d'Evangelisti restent toujours aussi dérangeantes à lire.
Pour autant, Le corps et le sang d'Eymerich est moins étouffant que son prédécesseur. Dans Les chaînes d'Eymerich, les événements s'enchaînaient avec la précision inexorable d'un mécanisme d'horlogerie et le monde épouvantable dont ils accouchaient avait un caractère inéluctable singulièrement pesant (le titre du livre était bien choisi). Cette fois-ci, Evangelisti donne un tour différent à son récit, notamment en changeant la nature de son fil rouge. La RACHE, organisation secrète surpuissante qui tirait les ficelles dans l'ombre, laisse place au docteur Pinks, savant fou et raciste impénitent dont les prouesses scientifiques s'accompagnent d'une singulière incapacité à en tirer exactement ce qu'il veut. Il reste un personnage terrifiant, mais son parcours est jonché de faux-pas et de gaffes, si bien que c'est plus ou moins malgré lui que ses recherches entraînent l'apocalypse. À défaut d'être rassurant, cela reste moins glaçant que les projets méthodiquement mis en œuvre de la RACHE, et la parodie éhontée d'Edgar Allan Poe qui vient clore le livre montre clairement que toute cette histoire est à prendre avec une solide dose de second degré.
De son côté, Nicolas Eymerich continue à grandir comme personnage. On découvre ici en quoi consiste l'affaire de Castres qui était mentionnée à plusieurs reprises dans Les chaînes d'Eymerich, et contrairement à ce qui se passe souvent lorsqu'un écrivain décide d'expliciter une allusion à travers une préquelle, le résultat est à la hauteur des attentes. Évoluant dans une ville brillamment dépeinte où la menace rôde, l'inquisiteur est plus roué que jamais, contrôle les événements presque de A à Z, et la manière dont il se débarrasse des hérétiques est aussi radicale qu'efficace. C'est, très ironiquement, son unique accès de pitié qui met en branle les événements désastreux de l'histoire du futur…
Avec ce tome, la série des enquêtes d'Eymerich semble avoir trouvé son rythme de croisière. C'est sans doute le plus agréable à lire et le plus satisfaisant des trois premiers tomes.