Nous sommes en 1361 à Saragosse et Nicolas Eymerich, grand inquisiteur du royaume d'Aragon, est insatisfait. Non content de tolérer la présence d'hérétiques et de païens sur ses terres, le roi Pierre le Cérémonieux le considère comme un ennemi personnel et c'est toute l'Inquisition aragonaise qui en souffre. Un exorcisme manqué le conduit à enquêter sur les meurtres barbares d'érudits musulmans. Leur seul point commun : avoir eu entre les mains le Picatrix, un recueil arabe de formules magiques. Pour débusquer les démons qui se cachent derrière ces crimes et empêcher peut-être la reconquête de l'Espagne par l'Islam, Eymerich devra se rendre à Grenade, dernier bastion musulman de la péninsule, et dans les mystérieuses îles Fortunées, au large de l'Afrique.
Quelques siècles plus tard, sur ces mêmes îles, désormais appelées Canaries, le physicien Marcus Frullifer se retrouve malgré lui impliqué dans une étrange affaire : un asile d'aliénés dont les patients, persuadés d'avoir vu des soucoupes volantes, se mettent étrangement à aboyer tous les ans, le sept septembre. Y aurait-il un lien avec l'enquête d'Eymerich et les formules du Picatrix ? Et qu'en est-il des pouvoirs magiques attribués à l'empereur du Bouganda, dans une Afrique future en proie à l'anarchie et toujours soumise aux desiderata des puissances occidentales ?
Après l'expérimental Cherudek, ce sixième tome des aventures de Nicolas Eymerich constitue un retour à la normale pour la série, avec sa construction désormais familière qui entrelace passé, présent et futur pour dévoiler progressivement le pot aux roses, chaque période éclairant les événements des deux autres. Certains éléments, comme le retour de Marcus Frullifer ou l'intrigue qui tourne autour d'apparitions inexpliquées dans le ciel, rappellent beaucoup la toute première histoire du dominicain de Gérone, Nicolas Eymerich, inquisiteur. Cependant, Picatrix n'a rien d'un reboot de la série. L'histoire du futur développée dans les tomes précédents, avec des États-Unis partagés en trois et une Europe déchirée entre les libéraux de l'Eurobank et les néonazis de la RACHE, continue à se dévoiler sous les yeux du lecteur, avec des allusions à l'épidémie d'anémie falciforme du tome 3 ou au Lazaret du tome 4. Ce futur apparaît plus glauque que jamais, avec des hordes d'enfants africains drogués jusqu'aux yeux qui meurent par milliers sous les yeux indifférents des protagonistes.
Eymerich se montre quant à lui plus arrogant et détestable que jamais. Il l'admet lui-même, son pire ennemi ici est la tolérance et il se montre odieux avec quiconque ne professe pas la foi chrétienne, trahissant allègrement ceux qui croient pouvoir lui faire confiance mais ont le malheur d'être juifs ou musulmans. Ce n'est pas nouveau de le voir penser que la fin justifie les moyens, mais il semble y prendre ici un plaisir aussi marqué que crispant pour le lecteur. Serait-ce donc pour nous rappeler qu'il subsiste au fond de cette carapace de haine et d'intransigeance un semblant d'humanité que Valerio Evangelisti introduit un quatrième fil narratif, celui de l'interrogatoire d'une jeune Juive dans lequel l'inquisiteur apparaît presque plus vulnérable que sa victime ?
Picatrix n'est pas le meilleur tome de la série, mais celle-ci est si homogène que cela n'a rien d'une condamnation. Il s'agit comme d'habitude d'une lecture de qualité, qui mêle toujours aussi adroitement roman historique, polar mystique et science-fiction grand-guignolesque.