Les Chroniques de l'Imaginaire

La complainte de Foranza - Doke, Sara

Aphrodisia Malatesta est la meilleure enquêtrice du bureau du juge Guadalpa. Logiquement, c'est donc elle qui est chargée de trouver le coupable de meurtres atroces commis sur des modèles de peintres, dans les ateliers de ces derniers. La mise en scène compliquée de ces meurtres, le projet évident du meurtrier de saccager l'atelier, et de porter atteinte à l'âme même des peintres, et de Foranza elle-même, atteignent Aphrodisia, l'obsèdent peu à peu.

Heureusement, elle peut se réfugier au Fée-z-Alys, l'osteria dirigée par Chiara, où se regroupent, sous son aile bienveillante et autour de la délicieuse cuisine d'Angela, jeunes ouvrières tisserandes, ancien.ne.s mercenaire.sse.s, artisan.e.s, et autres. L'osteria est représentative de la ville où les fées sont révérées, où les hommes peuvent si bien montrer leur sensibilité que la médecine leur est réservée et qu'ils ne peuvent exécuter les basses besognes répétitives qui risqueraient de l'émousser, et où les femmes peuvent choisir leur métier, dans certaines limites, et ne risquent rien à se promener dans les rues, à quelque heure que ce soit.

Mais les temps changent : la dernière fille des fées habite incognito à Foranza, ces meurtres, dont les victimes sont des femmes, sont perpétrés, toute une catégorie de la jeunesse masculine ne trouve pas sa place professionnelle, et le reproche aux femmes, et Guido ne parvient pas à trouver le coupable des viols récemment commis dans la ville.

D'une façon qui n'est peut-être pas évidente au premier abord, tout tourne autour des fées, dans ce roman : qui les adore et comment, et plus généralement ce qu'elles représentent pour les humains en général et les Foranzains en particulier, et la raison pour laquelle elles ne peuvent plus enfanter, ce qui justifie l'envoi de leur dernière enfante dans le monde des hommes, où sa présence aura des conséquences imprévues. L'arc narratif consacré aux jumeaux de la lune et à la vie d'Esmée, loin d'être déconnecté de la réalité présente de Foranza, est à la racine des évènements qui s'y déroulent. En effet, les "meurtres pictomantiques" de l'assassin foranzain reproduisent, de façon involontaire et inconsciente, le meurtre symbolique du jumeau enfermé dans une sculpture, qui joue le rôle de péché originel, ou de scène primitive.

Logiquement, tous les personnages humains dont l'autrice raconte l'histoire gravitent autour du Fée-z-Alys, un autre centre, plus visible, surimposé au précédent. Grâce à cet artifice littéraire, on visitera l'atelier où travaillent Lupa et Callista, qui font un métier dur, salissant, dangereux, que sont loin d'imaginer ces jeunes envieux qu'entendra Martin au Troll qui pète. Martin, justement, est l'un des personnages principaux, l'un des deux qui parlent à la première personne, et l'un de ceux que l'on verra évoluer le plus au fil du roman, de l'étranger critique qu'il était au départ, peu ouvert à ses propres émotions, au Foranzain respectueux des particularités de la ville et de ses habitants, hommes et femmes, à la fin, qui le verra tendrement amoureux, ce qu'il n'aurait jamais imaginé. L'autre personnage principal parlant en "je", qui suivra une évolution comparable vers une meilleure gestion de ses émotions, est l'enquêtrice Aphrodisia. Il n'est d'ailleurs pas indifférent que la fin du roman la voie à distance de Foranza.

Une particularité plaisante du roman est son harmonieux mélange des genres, entre thriller, fantasy, et uchronie steampunk, avec ces machines à vapeur dans une Renaissance florentine fantasmée, où le campanile est un vivant pilier d'adoration des fées. Le monde dépeint est suffisamment riche et intéressant en soi pour que le thème féministe omniprésent n'en fasse pas un roman à thèse. J'aurais préféré avoir davantage d'informations sur la gestion du pouvoir, et les relations entre la Régente, le Prince et la Signoria, comme entre les Juges et le Bargello : le personnage de la Régente, Anu, est fort intéressant, pour le peu qu'on en voit, et j'aurais aimé en savoir beaucoup plus à ce sujet. Après, il est vrai que le roman est déjà touffu tel qu'il est, peut-être trop pour les lecteurs et lectrices uniquement intéressé.e.s à la solution de l'enquête, et les méandres politiques décrits plus longuement auraient risqué de trop ralentir l'action pour leur goût.

Ce premier roman de l'autrice n'est pas exempt de défaut, mais il est écrit dans un français riche et très bien maîtrisé, le monde dans lequel il se déroule est original, il est bien équilibré entre violence et harmonie. Il est servi par une édition dont les coquilles sont quasiment absentes, et surtout par la merveilleuse illustration de Philippe Jozelon. Pour ma part, je l'ai beaucoup aimé, et je le recommande chaudement.