Les Chroniques de l'Imaginaire

La guerre du pavot - Kuang, Rebecca F.

Rin est prête à tout pour éviter le mariage arrangé que lui ont concocté ses parents adoptifs. Avec l'aide d'un précepteur, elle se prépare au Keju, l'examen que tous les adolescents doués de l'empire Nikan peuvent passer, et est admise à l'académie militaire Sinegard. Elle se rend compte rapidement que ce n'était là que la première étape, et qu'en fait tout le monde s'attend à ce qu'elle y échoue : l'académie est faite pour former les enfants des Chefs de Guerre, qui ont appris les arts martiaux depuis qu'ils savent marcher et se sont préparés au Keju pendant des années.

Rin est en butte au mépris de ses condisciples, et à l'hostilité de certains maîtres, notamment Jun, le professeur de Combat, qui va jusqu'à l'exclure de sa classe. Elle va toutefois intéresser à son sort Jiang, le maître des Savoirs Traditionnels, tant et si bien qu'elle décidera finalement de devenir son apprentie, après avoir vécu une expérience inattendue et traumatisante pendant son dernier combat, qui l'a amenée à réaliser que le shamanisme, et les dieux auxquels il s'adresse, n'est pas seulement une légende folklorique, mais une réalité.

Elle est toutefois frustrée par son apprentissage auprès de Jiang, qui semble moins vouloir lui enseigner à maîtriser son pouvoir que lui en montrer les dangers, et la raison et les moyens de ne pas l'utiliser. Quand la guerre éclate avec la Fédération Mugen, l'ennemi ancestral de l'empire, tous les élèves de Sinegard sont mobilisés, et son talent particulier éclate aux yeux de tous, cependant que Jiang disparaît. Elle est enrôlée dans la Cike, où sont regroupés tous les jeunes avec des dons, dirigée depuis une date récente par Altan Trengsin, élève prodige qu'elle admirait infiniment lors de ses études. C'est de plus son compatriote, puisqu'elle vient d'apprendre qu'elle est une Spirienne, même si personne ne peut expliquer comment elle a échappé à l'anéantissement de Spir.

Ce roman dense s'inscrit dans cette tendance actuelle qui s'éloigne des rivages occidentaux pour investir la culture asiatique, ce qui me paraît fort enrichissant pour un genre toujours menacé de sclérose, surtout dans sa frange destinée à la jeunesse. J'en profite pour dire tout de suite combien je suis agacée par la référence à Harry Potter faite par les critiques : il ne suffit pas d'avoir perdu ses parents pour évoquer le petit sorcier à lunettes, il n'y a absolument aucun rapport entre les deux univers, et je ne vois pas en quoi une académie militaire pourrait évoquer Poudlard, même de loin. Pour ma part, la première partie m'a plutôt évoqué Dancing the Warrior, de Marie Brennan, qui voit également une jeune fille intégrer une école de formation au combat dont les membres estiment qu'elle n'y est pas à sa place.

L'univers au sein duquel se déroule l'histoire est structuré par les références à la culture chinoise, avec la division en douze provinces correspondant aux symboles astrologiques, les animaux correspondant aux éléments, les hexagrammes du Yi King, mais aussi la coexistence des auteurs taoïstes, et d'une culture shamanique et polythéiste toujours présente, de façon souterraine. L'autrice s'est aussi inspirée de plusieurs périodes de l'histoire chinoise pour évoquer un empire dont l'unité n'est en fait qu'apparente, et qui est par ailleurs menacé par un voisin plus moderne, mieux armé, et qui se sent à l'étroit sur ses îles, clairement inspiré du Japon. Le mélange entre ambiance moyenâgeuse et éléments plus modernes, comme la confrontation entre deux civilisations, aussi brutales l'une que l'autre, selon des modalités différentes, est intéressant, mais pas forcément exploité suffisamment.

L'élément le plus Young Adult du roman est sans doute sa concentration sur les personnages, qui sont quasiment tous des jeunes gens, à commencer par Rin et Altan. La psychologie de la première  m'a paru cohérente et fouillée, son besoin de reconnaissance et de pouvoir étant justifié par son passé personnel et celui de son pays d'origine, et ses réactions par rapport aux autres personnages, adultes ou adolescents, correspondant à son âge. L'histoire étant racontée du point de vue de Rin, la perception qu'a le lecteur de la personnalité d'Altan évolue au fur et à mesure que Rin le voit vivre, et que des informations à son propos lui sont délivrées. On comprend ainsi la raison pour laquelle il est un combattant aussi exceptionnel, et celle des inquiétudes de Jiang à son propos. Les personnages secondaires, nombreux, sont pour l'instant assez peu développés, à l'exception de Kitay et, dans une moindre mesure, Chaghan, mais il est probable qu'ils le seront dans le roman suivant.

Parmi les thèmes abordés ici figure la différence entre tactique et stratégie, et la façon dont la primauté donnée à la première peut handicaper la seconde : on le voit illustré non seulement en cours de Stratégie, mais aussi, dans la deuxième partie, par le coup de main réussi de la Cike sur la flotte d'invasion de la Fédération, qui porte les armées de celle-ci à intensifier leur attaque. On pourrait également attribuer à ce thème la différence fondamentale entre Jun et Jiang, le premier visant à former d'excellents soldats par l'obéissance aux ordres, et des moyens techniques éprouvés, et le second favorisant l'équilibre et le développement de la personnalité de chacun, sans oublier sa formation morale, et la prise de recul qu'elle suppose. Un autre thème intéressant est celui de la nature des dieux et de leur rapport aux humains, et du coup de la responsabilité de ces derniers face aux actions accomplies ou inspirées par les dieux, ce que l'on voit dans le choix de Tearza, mais aussi dans ceux faits par Rin, Altan et Jiang.

L'ambiance du roman est très sombre, surtout dans la deuxième moitié, et la crudité des scènes de guerre et de viol en font une histoire à ne pas forcément mettre entre toutes les mains. C'est pourquoi je le destinerais plutôt aux lecteurs adultes qu'aux jeunes. La fin laisse prévoir une suite, que je lirai pour ma part avec intérêt, car l'univers élaboré par l'autrice a du potentiel, et je suis curieuse de voir si elle va réussir à transformer l'essai que représente ce premier roman.