Nous sommes en 1372 et Nicolas Eymerich est fatigué. Bien qu'il ait à présent la cinquantaine, un âge que peu atteignent à son époque, il dirige toujours d'une main de fer l'Inquisition aragonaise, malgré le manque chronique de fonds et les nombreux ennemis qu'il s'est fait au fil des ans. D'ailleurs, son vieil adversaire, l'alchimiste juif Ramón de Tarrega, vient d'être retrouvé pendu dans sa cellule. Eymerich n'est pas dupe, il est certain que Ramón lui réserve encore de mauvaises surprises. Lorsque le roi Pierre le Cérémonieux fait appel à lui pour aller enquêter sur des géants anthropophages aperçus en Sicile, Eymerich en est certain : seul Ramón peut se cacher derrière ce retour des Lestrygons de la mythologie grecque. Il va donc traverser la Méditerranée pour mettre un terme définitif aux agissements de sa némésis.
Il plane sur L'Évangile selon Eymerich, dixième aventure du dominicain de Gérone, une odeur de fin de cycle. L'inquisiteur est vieux, usé et fatigué ; il se retrouve fréquemment à maudire un corps qui ne lui obéit plus aussi bien que par le passé. Comme toutes les personnes âgées, il est devenu une sorte de caricature de lui-même. Sa froideur, sa xénophobie, son intransigeance et son arrogance sont plus fortes que jamais. Toujours aussi friand de torture, il ne sourcille même plus à l'idée de commettre des meurtres de sang-froid. Si le personnage vous était déjà antipathique, vous risquez fort de ne pas pouvoir finir ce livre.
D'autant que l'histoire d'Eymerich occupe à vue de nez 90 % des pages de L'Évangile selon Eymerich, qui est l'un des rares tomes de la série à ne pas suivre la structure tripartite passé / présent / futur. Ici, le futur n'est représenté que par une poignée de chapitres qui rappellent étrangement Les Clans de la lune alphane de Philip K. Dick. Leur but est visiblement de fournir un vernis pseudo-scientifique aux événements surnaturels qui se déroulent en Sicile en 1372, mais il m'a semblé que le livre aurait très bien pu s'en passer. L'époque contemporaine n'est quant à elle pas du tout représentée. À la place, Valerio Evangelisti propose des analepses qui suivent le petit Nicolas lors de quelques événements cruciaux de son enfance, qui contribueront à faire de lui ce qu'on l'a vu être dans les dix tomes de la saga.
Ne croyez pas aveuglément les éditions La Volte quand elles vous disent que ces tomes peuvent être lus indépendamment les uns des autres. C'est vrai pour certains, mais dans le cas de L'Évangile selon Eymerich, le lecteur novice sera complètement perdu tant cette aventure s'appuie sur le passé de l'inquisiteur. Au-delà des allusions en passant à Cherudek ou Le corps et le sang d'Eymerich, difficile d'y comprendre grand-chose que ce soit sans avoir lu au moins Le château d'Eymerich, dans lequel apparaît le personnage de Ramón de Tarrega et se déroulent des événements qui trouvent ici un prolongement, sinon une conclusion. Et ce serait dommage, car l'intrigue est, comme toujours avec Valerio Evangelisti, d'une grande qualité. C'est un plaisir de suivre Eymerich sur les chemins de Sicile, une île en proie à l'appétit de barons rapaces au sein desquels l'inquisiteur se meut comme une anguille et dénoue comme à son habitude les fils de l'intrigue, aussi étroitement tricotés soient-ils.
En fin de compte, L'Évangile selon Eymerich ne marque pas la fin des aventures de l'inquisiteur, puisque Valerio Evangelisti a fini par leur donner une suite avec Eymerich ressuscité. Je ne regrette pas qu'il l'ait fait, mais si la série s'était arrêtée là, elle se serait achevée en beauté.