Depuis leur plus tendre enfance, Hallie et son frère Ollie sont ballottés à droite et à gauche au gré des tournages de leurs parents, célèbres réalisateurs de documentaires. Très sociable, Ollie s’épanouit dans n’importe quel environnement. Hallie est plus introvertie mais a trouvé sa voie en créant un blog.
Livres & Cupcake est né à la suite d’une séance de cuisine avec sa grand-mère, éditrice renommée de livres Young Adult. Le concept ? Créer des cupcakes rappelant les couvertures des ouvrages pour amener les internautes à découvrir des livres. Soucieuse de ne pas rester dans l’ombre de sa famille, Hallie s’est choisi un pseudo, Kels, et inventé une vie où elle n’est ni la fille de réalisateurs, ni la petite-fille d’une éditrice. Au fil des ans, elle a noué des amitiés durables sur Internet. Elle est particulièrement proche d’un jeune auteur de bande-dessiné, Nash, qui partage son rêve d’aller étudier à l’université à New-York.
À la mort de leur grand-mère, Hallie et Ollie s’installent dans une ville perdue du Connecticut, chez leur grand-père, pendant que leurs parents partent pour un nouveau tournage en Israël. La situation n’est pas simple. Bouleversé, leur grand-père a effacé toute trace de sa femme de la maison. Il s’attend de plus à les voir pratiquer leur religion, le judaïsme, dont ils ne connaissent quasiment rien. Les choses sont tout aussi compliquées au lycée car l’intégration, toujours stressante pour Hallie, tourne au cauchemar lorsqu’elle réalise que Nash est dans la même classe qu’elle. La jeune fille est prise de panique à l’idée qu’il découvre qu’Hallie la timide n’est pas aussi intéressante que Kels la sûre d’elle, et décide de taire son identité.
Je pensais être trop âgée pour m’y retrouver dans les préoccupations d’une bookstagrameuse car, bien qu’amoureuse des livres, je ne fréquente pas ce réseau social. Ce livre m’a allègrement détrompée car ses problématiques sont en réalité intemporelles. Il est bien sûr question de la dissonance possible entre identité numérique, embellie, tronquée d’une part et identité dans la vraie vie, pleine et entière, y compris avec ses failles et ses défauts d’autre part. Or, ce n’est néanmoins pas propre à un réseau social en particulier. D'ailleurs, Kels tient aussi un blog et est particulièrement présente sur Twitter. Je pense qu’à l’heure actuelle, quiconque utilise Internet, même sous son vrai nom, peut se poser la question de la continuité entre ces deux parties - voire plus ! - de lui-même. Pour rendre compte de cette dissonance, Marisa Kanter intercale fréquemment des échanges des protagonistes par texto ou sur les réseaux sociaux. L’inclusion des échanges numériques d’Hallie, en plus de ceux de Kels, est intéressante car elle montre que des échanges écrits sont toujours moins complets que des échanges de visu. Même les conversations groupées d’Hallie et d’Ollie avec leurs parents, pourtant en leurs noms propres, se font elliptiques à certains moments du récit par rapport à leur vécu quotidien d’adolescents.
Il est également question d’amour, de ce que l’on souhaite montrer de soi à l’autre, de ce que l’on perçoit nous-mêmes de lui… et de la réalité. Ce sujet, habilement traité par l’ouvrage, n’est pas nécessairement propre à Internet mais se trouve renforcé par la coexistence des différentes identités d’Hallie et de Nash.
D'autres thématiques font aussi partie intégrante du récit. La plupart des protagonistes, Hallie, Ollie, leur grand-père mais aussi Nash, doivent faire face à un deuil et y réagissent de manière différente mais non moins touchante. La découverte de la religion juive par Hallie et Ollie donne lieu à plusieurs scènes spécifiques. Les différents rites ou les célébrations sont très peu expliqués mais la néophyte que je suis n’en pas été gênée à la lecture. L’orientation des adolescents, et plus généralement ce qu’ils vont faire de leur vie, est également au cœur du récit et retranscrit bien la pression morale que cela peut générer pour certains jeunes.
On compatit vite au sort des deux héros, tant ils semblent perdus face à leurs sentiments et à leurs propres exigences de perfection, à la fois en termes de réussite scolaire et en termes de création de contenu sur Internet. Hallie prend parfois des décisions exaspérantes, dont celle de cacher son identité numérique à Nash n’est pas la moindre, mais on parvient toujours à comprendre ce qui motive ses actions, grâce à une narration à la première personne maîtrisée.
Les personnages secondaires, à commencer par la famille d’Hallie, sont bien campés et évoluent en cours de récit. Le frère d’Hallie, Ollie, est d’ailleurs un personnage que j’aurais aimé croiser plus souvent dans le récit : lui aussi vit ses premiers émois amoureux, sur fond d’interrogations sur son orientation sexuelle, mais n’ose pas déranger sa grande sœur, déjà empêtrée dans son histoire avec Nash, avec ses propres questionnements. Les membres « Bande », le groupe d’amis lycéens de Nash et, dans une moindre mesure, des amies blogueuses de « Kels » possèdent aussi leur histoire propre, qu’on a plaisir à découvrir.
La couverture est en harmonie avec la thématique puisqu’elle montre Hallie et Nash ensemble dans la vie réelle tout en offrant un aperçu des autres identités d’Hallie.
Pour résumer, Triangle amoureux (ou pas) est loin d’être seulement une histoire de premier amour ou de conflit entre vie numérique et vie réelle, mais aborde avec finesse une foule de thématiques allant du vécu d’un deuil à l’amour de la littérature jeunesse, en passant par les choix d’orientation, la pâtisserie ou la découverte de la sexualité. Je ne peux que le recommander à tous les fans de littérature young adult.