Les Chroniques de l'Imaginaire

Galeux - Jones, Stephen Graham

Il a huit ans, onze ans ou quinze, mais le lecteur ne saura jamais son nom. Au début du roman, il vit avec son grand-père et les frère et soeur de sa défunte mère, Darren et Libby. A la mort de l'aïeul, les membres du clan quittent l'Arkansas, après une grosse bêtise de Darren, qui s'est attaqué à qui il n'aurait pas dû. A partir de là commence un road movie où les Etats, et les véhicules à moteur, se succèdent, sans que change la condition des personnages, condamnés de par leur nature à vivre à la marge.

A partir de là, ce sont l'oncle et la tante du narrateur qui assureront son éducation : il faut qu'il sache que les loups-garous ne doivent jamais porter de lycra, et qu'aucune poubelle ne doit être accessible au moment de la transformation, de crainte que la faim que celle-ci occasionne, portant le loup à engloutir tout ce qui passe à sa portée, ne lui soit fatale, si du verre ou une fourchette en font partie.

Il est mécanicien, vampire, ou prisonnier, mais surtout, à son grand désespoir, il reste humain, alors qu'il aimerait tellement que sa transformation en loup-garou survienne, quelque dure que soit la vie de ceux qu'il considère comme ses seuls semblables.

L'auteur de ce roman riche et étonnant s'amuse à prendre le contrepied de certaines notions admises quant aux loups-garous, notamment le fait que la transformation est liée à la lune, ou qu'il est possible pour un garou sous sa forme lupine de "créer" des loups-garous en mordant des humains standard : dans ce roman, tout cela est faux, ou bien plus horrifique et compliqué.

En revanche, les loups-garous restent des marginaux, menacés à la fois par leurs congénères, en tant qu'individus et en tant que groupe, et par les humains. Ils vivent dans les franges de la société, ce qui permet à l'auteur de nous faire le portrait d'un pays des petits boulots et de la misère, où le prêteur sur gages est un élément de survie important, où il faut savoir siphonner un réservoir, et où on conduit une voiture ou un pick-up jusqu'à ce qu'il ne puisse plus faire un tour de roue de plus.

Il est évident que l'auteur a énormément réfléchi sur tous les aspects du loup-garou, sur l'origine possible de l'espèce, sur la transmission de son histoire et de ses moeurs, sur la façon dont il a pu survivre jusqu'à nos jours, sur les modalités et sur les conséquences de la transformation... Les personnages du roman représentent différents vécus de cette condition, qu'il s'agisse du flamboyant Darren, ou de la pudique et férocement protectrice Libby, voire du mouton anonyme que croisera le narrateur. Ce que j'ai trouvé particulièrement touchant, c'est l'absence de jugement porté sur ces différents vécus. En effet, tous les personnages, et même les "moutons" (entendez par là les garous qui ne laissent jamais sortir leur loup intérieur et vivent parmi les humains comme s'ils en étaient eux-mêmes) qui interviennent dans l'histoire ont de bonnes raisons d'agir comme ils le font. En fait, le seul personnage totalement négatif, de façon compréhensible, est cet humain prêt aux pires atrocités pour faire un petit bénéfice supplémentaire.

Le thème de la différence, avec la stigmatisation qui l'accompagne souvent, est donc central dans ce roman. Un autre thème important est celui de la définition de soi, puisqu'on voit grandir ce jeune garçon, puis cet adolescent qui ne peut se contenter d'être "un loup à l'intérieur", mais qui a besoin de tous les signes extérieurs qui vont avec pour sentir son appartenance à la communauté des loups-garous. Or, ces deux thèmes sont forcément liés, car nul n'a plus besoin de se sentir appartenir que celui qui fait déjà, de par sa naissance, partie des marginaux.

En somme, pour qui cherche un roman original, discrètement subversif, aux personnages attachants et psychologiquement justes, c'est une autre belle et bonne lecture que nous présente La Volte.