Les Chroniques de l'Imaginaire

Nos futurs - Aurias, Aline & Lehoucq, Roland & Suchet, Daniel & Vincent, Jérôme & alter

Partis du constat que même les citoyen.ne.s intéressé.e.s par le changement climatique ne se plongent pas avidement dans les rapports publiés par le GIEC (groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat), les anthologistes ont souhaité les illustrer par des récits de fiction. Comme cela recoupait une discussion passionnante à laquelle j'avais assisté en 2019 dans le cadre de Stranimondi, et que Jeanne-A Debats y avait fait allusion lors de l'interview qu'elle m'avait accordée peu après, j'attendais avec impatience la sortie de cette anthologie.

Autant le dire tout de suite, cette lecture m'a emballée. De quoi s'agit-il exactement ? Sur les dix-sept ODD (objectifs de développement durable) de l'ONU, dix ont été choisis après consultation d'un panel de huit cents personnes environ. Chacun de ces dix thèmes est traité successivement par un.e scientifique du domaine et par un.e auteur.e de l'imaginaire. Les ODD sont variés, et dans certains cas inattendus. Si je m'attendais à y voir la lutte contre la faim, l'accès à l'eau salubre ou les énergies fiables, durables et modernes, comme la lutte contre les changements climatiques, j'ai été davantage surprise par l'égalité entre les sexes, par exemple.

Les meilleurs textes de fiction mettent en scène, en corps, les différentes facettes des solutions adoptées pour atteindre l'objectif énoncé. Ainsi, dans Home, de Laurent Genefort, où a été mis en place un système visant à récompenser les comportements vertueux, certain.e.s le considèrent comme une contrainte insupportable, et une dictature écolo soft. C'est vraisemblable, les personnages qui soutiennent cette position ne sont pas stigmatisés, et j'ai été sensible à la chute, qui me porte à m'interroger sur un effet pervers possible de ce futur a priori enviable : si on valorise un "bon" geste, pourquoi se comporter de façon morale en l'absence de cette récompense ? Trois poneys morts, de Chloé Chevalier, illustre la façon dont une mesure avec laquelle on était a priori d'accord, en l'occurrence la différenciation de la carte carbone, entre les consommations pour le transport et celles pour l'habitat, peut avoir des effets très inattendus et beaucoup plus vastes que ceux à quoi on se serait attendu. Je n'ai pas été fan de ce texte, mais il contrebalance de façon bienvenue le plaidoyer enlevé et très positif d'Audrey Berry sur ce sujet. Il en va d'ailleurs de même pour le binôme Jean-Marc Ligny, avec 2030 / 2300, et Isabelle Czernichowski-Lauriol, laquelle plaide pour la mise en place en nombre de puits de carbone. Les lecteurs habituels de Ligny ne seront pas surpris de le voir jouer les Cassandre, en l'occurrence en prédisant la perte d'informations menant à des catastrophes, au fil du temps. Je ne suis pas emballée par son texte, mais l'avertissement, et la présentation des opposant.e.s à la technique, sont sans nul doute nécessaires.

Avec Toxiques dans les prés, Claude Ecken réfléchit, et nous fait réfléchir, sur la façon dont les nouvelles technologies et les savoirs traditionnels peuvent coopérer dans une agriculture à la fois plus abondante, plus respectueuse et reconstructrice des sols, mais qui se trouve en butte au lobby agro-alimentaire, représenté, consciemment ou non, par les tenant.e.s des vieilles habitudes.

Sylvie Lainé, avec Au pied du manguier, et Jeanne-A. Debats, avec Le monde d'Aubin, nous dépeignent des mondes futurs très différents, mais vus dans les deux cas sous l'angle des rapports entre les sexes, et de la façon dont être une femme conditionne les avenirs possibles. Aucun de ces futurs n'est désirable, inutile de le dire : ce sont les femmes qui font les enfants, que la grossesse soit vécue comme une condamnation (Debats) ou comme un état désiré alors même que la raison commanderait d'adapter le nombre d'humain.e.s à des ressources de plus en plus limitées, ce qui frustre celles qui veulent être mères (Lainé).

Les textes d'Estelle Faye, avec Conte de la pluie qui n'est pas venue, Catherine Dufour, dans La chute de la Défense, et Pierre Bordage, avec Sanctuaires, abordent tous, chacun à sa façon, la question des enclaves, du "dedans" et du "dehors". Les tensions inégalitaires entre les riches qui soit créent leur petit éden privé et protégé (Faye, surtout, mais aussi Bordage) soit continuent de polluer à tout-va dans leur bunker climatisé (Dufour), et le plus grand nombre qui subit de plein fouet le dérèglement climatique sont bien exposés dans ces textes, sans aucun manichéisme. Même dans Conte de la pluie qui n'est pas venue, l'autrice laisse décider le/la lecteur/lectrice de ce que fera le personnage principal : tuer ou non l'oligarque qui prive d'eau, et de terres cultivables, les nombreuses populations en aval, au risque que celles-ci, une fois qu'elles auront épuisé ce terrain protégé jusque-là, périssent de toute façon. Parfois, il est si tard que toutes les solutions sont mauvaises.

C'est peut-être là, à mon avis, l'un des intérêts majeurs de ce travail : donner une voix aux opposant.e.s, montrer qu'il n'existe pas de solution parfaite et qui contente tout le monde. Même si les textes, qu'ils soient de vulgarisation scientifique, ou de fiction, sont inégaux, même s'il y a quelques erreurs typographiques (lettres, voire mots, manquants) agaçantes, ce n'en reste pas moins une initiative digne de tous les éloges. C'est à chacun d'entre nous, citoyen.ne.s, habitant.e.s d'une petite planète fragile, de nous renseigner, de nous approprier des histoires, et de manifester clairement notre volonté quant à ce que nous souhaitons voir advenir. C'est urgent. Lisez ce livre, faites-le lire. Maintenant.