Kantor a beau avoir du mal à vivre sans un pouvoir possédé si longtemps, il s'estime mieux sans lui, n'étant pas fier du tout de certaines des choses qu'il a faites avec. Mais quand un psychiatre rencontré autrefois lui propose de le lui faire récupérer afin qu'il puisse l'utiliser pour aider un patient, il finit par accepter. Il se rend compte dès sa première incursion dans l'esprit de l'homme en question que sa compagne a raison : il ne s'agit pas d'un psychotique au sens habituel du terme, mais d'un homme hanté, en qui cohabitent plus mal que bien plusieurs personae.
L'une d'entre elles, d'ailleurs, n'est autre que la petite Aurélie, son amour d'enfance, qu'il a vue mourir, quatorze ans plus tôt. Malgré le temps passé, leur lien était si fort qu'il n'a pas trop de mal à la convaincre de quitter son hôte. C'était le plus facile, car les quatre occupants restant vont opposer une résistance plus ou moins grande à l'idée de mourir pour de bon. Riquet s'est institué protecteur mental du Gitan, et construit mirador sur murailles sur fossés pour tenir à distance les intrus de l'extérieur comme de l'intérieur, sans s'apercevoir que sa protection, excessive, est en soi un péril mortel. Lon et Lys, manipulés par Romain, étouffent le visiteur sous une exubérance charnelle où la faune et la flore s'unissent de façon malsaine. Quant à Romain, il faudra de l'aide à Kantor pour l'affronter.
Quatre ans après les événements racontés dans Le Petit Cabaret des morts, Alvar Cuervos est en mauvais état psychique, réfugié tout au fond de lui-même, tout juste capable de murmurer très bas au début de ce Carnaval, incapable de penser même le nom de Yorenn. Celle-ci, qui n'a jamais cessé de le suivre, restant proche de lui d'une ville à l'autre, au gré de ses déplacements d'un hôpital au suivant, n'en peut plus. Elle est encline à faire confiance à Kantor, dont elle côtoie la tante, Muriel Ortan, au théâtre du Dragon.
Au fur et à mesure de mon avancée dans le cycle, je suis de plus en plus fascinée par la façon dont l'auteur l'organise, en totalité et dans chacun des romans qui le composent. Ainsi, si on pourrait considérer que Le Petit Cabaret des morts est un remake en mode mineur de Hadès Palace, dont il reprend exactement la construction, ce Carnaval sans Roi est comme un miroir inversé du roman précédent. En effet, il est univoque là où le tome sept était choral, et émietté là où un seul personnage s'y imposait sans conteste, et de plus en plus. Comme lui, il est construit sur des multiples de trois (ici, six parties de trois ou six chapitres), de façon à la fois impeccable et naturelle.
Comme dans Nuit de colère, chaque persona est caractérisée par son paysage mental, mais Berthelot va plus loin ici en ce que le paysage en question occupe aussi le physique, et le déborde, comme on le voit dans le cas de Riquet, de Lon et Lys, ou d'ailleurs de Romain. Les lecteurs et lectrices fidèles de l'auteur auront reconnu l'un de ses thèmes de prédilection, déjà abordé dans Rivage des intouchables, ou La ville au fond de l'oeil. Son style lyrique, voire baroque, peut s'y déployer à son aise, mais cela n'en illustre pas moins l'indéniable réalité de l'inséparabilité du psychique et du corporel, et leur influence l'un sur l'autre. Dans ce roman aussi, après Nuit de colère et Hadès Palace, la musique occupe une place centrale, comme d'ailleurs ces arts du corps que sont le cirque et le théâtre, ici harmonieusement mêlés.
De plus en plus, il devient impératif d'avoir lu les romans antérieurs pour apprécier pleinement la lecture, ce qui, somme toute, n'a rien d'étonnant si l'on considère qu'il s'agit ici du huitième tome d'un cycle de neuf.