Lola Cam a renoncé à quasiment tout. Il faut dire que son père lui a seriné pendant toute son enfance qu'en tant que boiteuse elle n'avait droit à rien et n'intéresserait jamais personne. Alors, elle est postière, et son jardin lui apporte, pense-t'elle, tout le bonheur possible. Mais un jour un courant d'air froid lui vient depuis le cimetière, et arrive dans le village une romancière, à qui elle a envie de se confier. Elle lui parle de ces coeurs cousus qui occupent une partie de l'armoire de sa chambre, et qui contiennent tous les secrets de ses ancêtres. Ces coeurs qu'elle n'a jamais osé ouvrir.
Un soir, toutefois, ensemble, les deux femmes osent, et c'est la romancière qui traduit les mots d'Inès Dolorès, la trisaïeule de Lola, cette jeune Andalouse née et grandie dans un jardin, qui a vécu une folle passion, jusqu'à la mort et au-delà, avec un jeune gitan. Dans son cœur, elles trouvent aussi les graines des roses extraordinaires qui ont accompagné cette passion. Malgré la conviction raisonnable de Lola que des graines ne peuvent se conserver si longtemps, toutes deux les sèment, un soir d'orage, et le résultat est fantastique. Et, pour la romancière, insoutenable.
Mais peut-être est-ce cela qui va lui donner accès à l'autre boiteuse, celle qu'elle soupçonne de l'avoir attirée au village, et dont personne n'accepte de parler.
Avec un grand talent, Carole Martinez enchevêtre trois histoires d'amour à la frontière de la vie et de la mort : celle d'Inès Dolorès et Augustino, celle de Marie et Pierre, et enfin celle de Lola et William. Ces trois histoires sont reliées par les roses, rouges ou blanches, mais toujours mortelles, fauves comme un tigre peut l'être, et par Lola. Elles sont éventuellement complétées par l'imagination de la romancière, les descendant.e.s des témoins, ou par Mauricette, la simplette un peu médium du village.
Le fantastique, quoique discret, est toutefois omniprésent, puisqu'il semble que seuls les hommes morts désirent assez les femmes pour les ensemencer, et qu'un buisson de roses affamé puisse attirer dans ses rets une volée d'étourneaux. La grande sensorialité du style rend la lecture envoûtante, mais parfois aussi étouffante qu'un parfum capiteux, ce qui convient parfaitement au sujet. Le chœur des tricoteuses de la poste apporte un contrepoint, et une note d'humour, bienvenus.
Mon seul bémol serait que de la tresse savamment entrecroisée ici seul un brin est véritablement connu, les deux autres restant en suspens à la fin du roman, comme la propre histoire de la romancière, bien sûr. Mais je n'en ai pas moins trouvé fascinante cette réflexion joliment mise en scène sur la puissance de nos héritages familiaux, d'une part, et sur la différence entre le réel et le vrai, d'autre part.
Je suis sûre que les lecteurs et lectrices fidèles de l'auteure seront ravi.e.s de cette nouvelle histoire. Ceux et celles qui ne connaîtraient pas encore Carole Martinez, mais qui sont à la recherche d'un roman aux frontières de la littérature générale et du fantastique, original et bien écrit, feraient bien de se laisser tenter, ils/elles n'en reviendront pas.