Thomas Ligotti est un écrivain singulier. Cet Américain d'origine italienne et polonaise a publié ses premières nouvelles dans des fanzines au début des années 1980. Il est rapidement devenu l'une des étoiles montantes de la littérature d'horreur états-unienne ; considéré comme le digne héritier d'Edgar Allan Poe et H.P. Lovecraft, il a eu l'honneur, rare pour un auteur vivant, d'être réédité chez Penguin Classics. Son nom reste pourtant assez méconnu dans le monde francophone, et pour cause : jusqu'à la sortie de Chants du cauchemar et de la nuit, en 2014, seuls quelques-uns de ses textes avaient été traduits de-ci de-là.
Ce premier recueil français de Thomas Ligotti a été constitué par sa traductrice, Anne-Sylvie Homassel, qui a sélectionné onze nouvelles provenant de trois recueils en VO. Leur publication originale a beau s'étaler sur plus d'une décennie, de 1981 à 1994, l'ensemble témoigne d'une belle homogénéité. Il faut dire que Ligotti est de ces auteurs qui ont une patte et des thèmes bien définis et qu'il n'en a visiblement jamais beaucoup dévié tout au long de sa carrière.
Au premier rang de ces idées fixes, on retrouve celle selon laquelle le monde tel que le perçoivent nos sens n'est qu'une illusion, une toile peinte derrière laquelle se trament des choses aussi terribles qu'incompréhensibles pour nos esprits étriqués. La pire expérience possible au monde serait d'entrapercevoir la réalité du monde derrière ce masque, soit par fascination malsaine, soit par pure malchance, car les seules issues possibles seraient la folie ou la mort… ou pire encore. Cette horreur cosmique à la Lovecraft brille de tous ses feux (noirs) dans certaines nouvelles du recueil, notamment Nethescurial, qui se lit presque comme un hommage ludique à L'Appel de Cthulhu avec ses fragments d'idole maléfique et son île perdue, mais aussi Le Tsalal, sur un livre maléfique renfermant de terribles secrets (un nouveau Necronomicon ?), ou encore L'Ombre au fond du monde, dont le titre est tout un programme.
Pour autant, Thomas Ligotti est loin de n'être qu'un servile imitateur du reclus de Providence et ses textes s'en distinguent de plus d'une manière. Il aborde des thèmes plus modernes, comme la pédophilie et les tueurs en série dans des nouvelles comme Petits jeux, qui ouvre le recueil d'une manière aussi concise que percutante, ou bien Conversations dans une langue morte. La psyché des personnages est également plus travaillée, à l'image du protagoniste de L'Art perdu du crépuscule, sorte de Je suis d'ailleurs à la sauce romantique. Les jeux sur la forme sont nombreux : Rêve d'un mannequin est entièrement écrite à la deuxième personne et L'Ombre au fond du monde, à la première personne du pluriel.
Ce recueil m'a séduit, ou disons plutôt, fasciné. La plume de Ligotti est singulièrement efficace pour dépeindre avec une sorte de délectation contagieuse les scènes les plus malsaines et les plus terribles. Pour peu que l'on accepte de se plonger dans des textes particulièrement sombres et éprouvants, davantage peut-être même que ceux de Lovecraft, ce livre est un excellent choix. Et si l'on ne l'accepte pas, quelle idée d'acheter un livre qui s'appelle Chants du cauchemar et de la nuit, franchement ?