Les Chroniques de l'Imaginaire

Les habitants du mirage - Merritt, Abraham

Leif Langdon a toujours été à part, et sa famille ne s'y est pas trompée qui, à l'exception de sa mère, a toujours refusé de l'inclure dans leur cercle. En effet, sa taille et sa force physique évoquent davantage les anciens Vikings que l'Américain standard du début du XXe siècle. De ce fait, ce n'est sans doute pas étonnant qu'il soit devenu ami, puis frère de sang, de Jim Two Eagles, un "pur Cherokee", dont il parle la langue couramment. Bel exploit, si l'on considère la difficulté des langues indigènes de l'Amérique du nord, mais ce n'est là qu'un exemple de sa facilité langagière.

Lors d'un périple en Alaska avec Jim, un incident l'amène à raconter à ce dernier ce qui lui est arrivé trois ans plus tôt en Mongolie, lorsque des Ouïghours ont vu en lui leur meneur ancestral, Dwayanu revenu pour rétablir la suprématie de leur dieu, Khalk'ru, le Destructeur-de-toute-vie. Bien qu'étant retourné à la vie moderne et à l'expédition anthropologique qu'il accompagnait, Leif en a rapporté une bague, et des souvenirs troublants. Il n'est pas le seul à avoir un lien avec le surnaturel, car le même incident entraîne Jim à communiquer avec ses ancêtres, sans qu'il souhaite rapporter à son ami la totalité de cet échange. Tous deux, suite à cela, portent leur pas vers le nord.

Ils atteignent une vallée dont la vue du fond est curieusement changeante, comme s'ils étaient en présence d'un mirage. Dès leur arrivée en bas, ils sauvent d'un sort atroce deux êtres de petite taille, qui les ramènent avec eux, non sans regarder Leif avec inquiétude. Les deux hommes apprennent rapidement que ce Petit Peuple, les Rrrllyas, vit dans un état de paix armée, et fragile, avec les Ayjirs, physiquement proches de Leif, et dont on comprend rapidement qu'ils sont les descendants du peuple que celui-ci avait rencontré en Mongolie.

De la même façon que l'attitude des Rrrllyas envers Leif va osciller entre confiance relative et soupçon, voire rejet, le cœur de Leif va hésiter entre la douce Evalie, la "jeune brune", adoptée par le Petit Peuple, et Lur, la Sorcière Ayjir, tandis que son esprit bascule de façon plus ou moins totale sous l'emprise de son double, Dwayanu.

A la lecture de ce qui précède, on pourrait penser - et ce n'est pas totalement infondé - que ce roman n'a rien de très original. Après tout, des "mondes perdus" où subsiste une ancienne civilisation n'ont rien de rare en littérature de l'imaginaire. En y regardant de plus près, toutefois, et en prenant en compte que la première parution, en feuilleton dans une revue, date de 1932, on ne peut que relever l'originalité de l'histoire, surtout si on y rétablit la fin prévue par l'auteur, que l'éditeur lui avait intimé de modifier et qui est rétablie ici pour la première fois en français.

Par ailleurs, les personnages ont une vraie personnalité, même si Evalie manque de présence réelle. Les méchants de l'histoire ont pour agir d'autres motifs qu'un simple attrait pour le Mal, comme on le voit notamment dans le plaidoyer de Lur pour le statu quo et la continuation des sacrifices humains. Le personnage de Lur est d'ailleurs un superbe personnage de femme, à la fois puissante sur tous les plans, y compris politique, et capable d'amour, car elle tombe réellement sous le charme de Leif. Les personnages de guerrières aussi sont très réussis et crédibles. Enfin, je ne suis pas sûre que la littérature des années trente, même dans les genres de l'imaginaire, ait accordé beaucoup de place à des Amérindiens, or ici le personnage de Jim est crucial à plus d'une occasion.

Surtout, au moins pour les lecteurs et lectrices qui, comme moi, s'intéressent autant à la façon dont elle est racontée qu'à l'histoire elle-même, le style de Merritt est infiniment séduisant, dans son alliance entre concision, précision et richesse. La construction suit une logique parfaite, d'un "livre" axé sur un personnage au suivant. Le rythme, avec ses alternances entre moments d'action trépidante et temps plus calmes, est bon. Enfin, des paysages comme le pont de Nansur ou le Lac-aux-Fantômes sont inoubliables.

De surcroît, cette édition est une pure merveille ! De la préface érudite, tout en étant parfaitement lisible, d'Alain Zamaron, aux appendices où l'auteur indique l'origine de certains éléments de son roman, ou sa définition du genre, la lecture en est passionnante. Les illustrations de Sébastien Jourdain sont magnifiquement appropriées, à la fois détaillées et puissantes. En somme, ce livre est un must, l'alliance entre la qualité du contenu et celle du contenant en faisant un incontournable à avoir impérativement dans sa bibliothèque pour tout.e amateur ou amatrice de fantasy.