Nous sommes en 1984… à peu près, en tout cas. Difficile d'être sûr de quoi que ce soit en Océanie de nos jours, Winston Smith est bien placé pour le savoir. Son travail, au ministère de la Vérité, consiste à falsifier d'anciens documents pour qu'ils s'accordent avec la volonté présente du tout-puissant Parti. Un beau pays que l'Océanie, pour sûr. Oh, certes, à Londres, l'immense majorité de la population vit dans une pauvreté noire, les biens de consommation les plus essentiels sont perpétuellement en rupture de stock et vos enfants sont toujours prêts à vous dénoncer à la Police de la pensée, mais tout de même, mieux vaut ça que l'Eurasie ou l'Asie orientale, non ? Ou pire, la révolution sanglante que prônent les tenants d'Emmanuel Goldstein, l'ennemi du peuple ? Winston n'en est plus si sûr, en fait. Il n'est plus sûr de grand-chose. Et c'est précisément ce qui va causer sa perte : oser remettre en doute le Grand Frère. Oser penser que non, l'esclavage, ce n'est pas la liberté. Oser penser que 2 et 2 ne peuvent pas faire 5.
Que dire sur Mil neuf cent quatre-vingt-quatre qui n'ait pas déjà été dit ? Depuis sa première parution, en 1949, le roman dystopique de George Orwell s'est taillé une place de choix dans notre imaginaire commun lorsqu'il s'agit d'évoquer les dangers du totalitarisme, du culte de la personnalité d'un leader omnipotent à la surveillance permanente de citoyens privés de toute individualité, en passant par les assassinats politiques, régimes à parti unique, séances de torture et autres joyeusetés d'inspiration nazie ou soviétique. C'est au point où l'adjectif « orwellien » ne tarde jamais à être dégainé dans ce genre de contexte ; pauvre Orwell qui, comme Kafka, a vu son nom entrer dans la langue pour décrire précisément la chose qu'il abhorrait le plus au monde.
J'avais lu 1984 dans sa première traduction française, celle d'Amélie Audiberti, sortie dès 1950 chez Gallimard. J'en gardais le souvenir d'un livre aux idées fortes, mais dont le style ne m'avait pas particulièrement marqué. Avec cette nouvelle traduction signée Philippe Jaworski, j'ai redécouvert le roman sous un jour neuf. Elle réussit un véritable tour de force, celui d'offrir un texte actuel sans être anachronique. Sa langue fluide et vivante donne chair aux tribulations de Winston Smith, qu'il s'agisse des brefs instants de bonheur qu'il réussit à chiper avec Julia ou, après son arrestation, l'expérience terrifiante des prisons du ministère de l'Amour, avec ses salles de torture physique et mentale. Les lecteurs au tempérament pinailleur trouveront sans doute à redire à certains choix pour la traduction des mots inventés par Orwell, comme le newspeak qui devient « néoparle » (il est sans doute trop tard pour que ce terme puisse supplanter le « novlangue » d'Audiberti, bien ancré dans le lexique français) ou Big Brother, laissé tel quel dans les précédentes traductions mais ici rendu, de manière fort logique à mes yeux, par « Grand Frère ».
L'édition Folio offre en sus un appareil de notes pertinent, une brève chronologie de la vie d'Orwell, une bibliographie et un appendice dans lequel Jaworski explicite ses choix de traduction. Tous ces suppléments sont les bienvenus et font de cette version de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre l'édition de poche idéale d'un roman qui reste d'une troublante actualité.