Quand monsieur Lessingham va se coucher dans la chambre aux Lotus, ses rêves sont différents de ceux des autres hommes. Ce soir, il a vu Mercure briller dans le ciel, et au beau milieu de la nuit, un petit martinet l'invite à le suivre sur cette lointaine planète. C'est un monde plein de violence et de fureur qu'il découvre, un monde peuplé de démons et de sorciers, de lutins et de gobelins. Il aura l'occasion d'assister aux aventures des plus grands héros du peuple des Démons, les seigneurs Juss, Brandoch Daha et Goldry Bluszco, dans leur lutte contre les Sorciers sournois du roi Goricé.
Lorsque Goldry disparaît à la suite d'un enchantement jeté par le roi, ses amis Juss et Brandoch Daha n'hésitent pas une seconde à entreprendre une périlleuse quête pour le retrouver. Cette quête les conduira aux confins du monde connu, aux frontières de la mystérieuse Zimiamvie, où s'élèvent les sommets inviolés du Koshtra Pivrarcha et du Koshtra Belorn. Il leur faudra échapper à bien des périls, dont les armées de la Sorcerie ne sont pas forcément le plus menaçant…
Dans la liste des précurseurs de la fantasy, le Britannique E.R. Eddison (1882-1945) occupe une place de choix, comme en témoignent les citations élogeuses figurant sur la couverture et en première page de ce serpent Ouroboros : rien moins que Robert Silverberg, Ursula K. Le Guin et H.P. Lovecraft y chantent ses louanges, sans parler de J.R.R. Tolkien lui-même. Avec de tels avocats, c'est à se demander pourquoi il a fallu attendre près d'un siècle pour voir ce livre traduit ! On peut saluer l'initiative de Callidor qui, dans sa collection L'âge d'or, nous offre de belles éditions en français de textes pionniers du genre.
S'il fallait résumer Le serpent Ouroboros en un seul mot, ce serait probablement « épique ». Les principales influences d'Eddison sont les sagas nordiques, les poèmes homériques et la littérature anglaise du dix-septième siècle (pensez Shakespeare), et l'on retrouve un peu de tout cela dans son roman. Tout est au superlatif chez lui : ses héros sont forts comme des dieux, ils affrontent des épreuves faramineuses pour atteindre leurs desseins, leurs dialogues sont des échanges de tirades dans une langue délicieusement surannée (et fort joliment rendue par la traduction de Patrick Marcel). Les décors sont à l'avenant, avec des châteaux grandioses, des forteresses imprenables et des montagnes qui touchent le ciel (Eddison était aussi féru d'alpinisme), le tout décrit avec force adjectifs et adverbes.
S'il est franchement réjouissant au début, ce ton perpétuellement exalté a de quoi laisser le lecteur essouflé au bout d'un moment. Les batailles s'enchaînent, sans grand enjeu tant on sait d'emblée que les héros s'y distingueront par des hauts faits sans que leur vie ne soit jamais réellement menacée (certes, la piétaille mourra en nombre, mais quelle importance ?). Les longues marches et escalades harassantes se succèdent, avec force descriptions de falaises, rochers, escarpements et autres à-pics que, je le confesse, j'ai fini par sauter au bout d'un moment (je vous ai dit que Eddison était féru d'alpinisme ?). C'est un livre qui réclame de l'endurance, à n'en pas douter.
Mais si vous avez cette endurance, vous auriez tort de ne pas vous plonger dedans, car le souffle épique qui balaie de part en part Le serpent Ouroboros le vaut bien. Quand on s'intéresse aux précurseurs de la fantasy, certains ont tellement mal vieilli qu'ils ne sont plus intéressants que comme curiosités historiques, mais ce n'est clairement pas le cas de celui-ci. L'édition de Callidor propose en plus de superbes illustrations d'Emily C. Martin qui sont un véritable régal pour les yeux.