Les Chroniques de l'Imaginaire

Les centaures - Lichtenberger, André

Les centaures sont les animaux-rois. Ils ne craignent aucun être vivant et imposent par la force une paix qui profite à tous : sous leur loi, aucun mammifère n'a le droit d'en tuer un autre. Avec les faunes festifs et les tritons fringants, ils forment les animaux nobles. Ils aiment le soleil et la vie, et là où ils résident règne la quiétude.

Les récits traditionnels de leurs anciens évoquent cependant des ennemis que les centaures ne peuvent affronter : le froid et la mort. Les centaures sont en effet dépendants d'une fougère très spéciale, le rhéki, et ils ne peuvent subsister que là où elle se développe. Plusieurs fois par le passé, les Trois Tribus ont été repoussées par un climat devenant trop froid pour leur survie et ont dû s'exiler vers l'occident, afin d'y trouver de nouvelles terres plus chaudes et accueillantes. Quand ils quittent une région, ils s'y font remplacer par une race chétive et hideuse, qui tue pour le plaisir mais ne craint pas le froid : ceux que l'on appelle les Ecorchés pour ne pas prononcer leur nom, les Hommes.

Mais voilà qu'un meurtre est commis, et le coupable appartient à la race honnie. Sous la conduite de son roi Klévorak, le peuple aux six membres s'apprête à appliquer une juste et terrible vengeance...

En 1904, le genre fantasy n'existait pas encore en tant que tel. C'est pourquoi cet ouvrage précurseur d'André Lichternberger a d'abord été considéré comme un poème en prose, puis comme un roman fantastique. De nos jours cependant, on n'hésite pas une seconde à le classer en fantasy. Il prend place dans une période préhistorique imaginaire où les tribus hybrides de la mythologie gréco-romaine - centaures au bas du corps chevalin, faunes aux pieds de chèvre, tritons et sirènes à la queue de poisson - existaient et côtoyaient les mammouths. Cette période est celle qui va voir subvenir de grandes glaciations ainsi que l'extension du peuplement humain, encore couvert de peaux de bêtes mais commençant à utiliser le bronze.

Le récit est découpé en plusieurs parties, au fil desquelles la vie idyllique des Trois Tribus évolue pour devenir de plus en plus sombre jusqu'à la décadence. C'est d'abord l'hégémonie des animaux-rois, le soleil brille, les centaures rivalisent de force et de bravoure. Puis la rencontre entre Kadilda, la belle centauresse vierge, et un enfant humain, Naram, dont la tribu va bientôt être exterminée par les centaures. La baisse de fécondité des centaures, car les jeunes centauresses suivent l'exemple de Kadilda qui repousse les avances des mâles : plus le temps passe, plus celle-ci trouve ses semblables rustres et laids, et les humains gracieux et délicats, elle se languit de Naram qu'elle n'a jamais revu... Mais j'en ai déjà trop dit, alors je vous laisse découvrir la suite par vous-même.

Si l'action est présente, le rythme est cependant très lent, laissant une large place à l'auteur pour nous plonger dans son univers. La plume est ciselée, chaque mot réfléchi, et cet effort sur la forme ravira les amoureux d'une prose raffinée et poétique. D'ailleurs, si le récit s'attarde beaucoup dans des descriptions au début, il devient peu à peu plus rapide, jusqu'à être réellement prenant à la fin. Les personnages sont nombreux et la plupart sont juste esquissés, mais ceux qui sont plus approfondis savent nous toucher. Ainsi, le personnage principal de Kadilda, si peu à sa place parmi son peuple qui n'a pas sa sensibilité et son ouverture d'esprit, ne peut manquer de provoquer un serrement de cœur. J'ai également bien apprécié Pirip le faune, dont l'insouciance peut s'avérer catastrophique, mais qui par moments arrive à dépasser la vision de l'instant présent qui est celle des animaux-rois pour appréhender la manière de voir novatrice des Hommes, qui pensent également au passé et au futur. Les Hommes d'ailleurs, s'ils sont omniprésents dans l'intrigue, y sont toujours présentés comme les ennemis, impurs et sanguinaires...

Comme toujours avec les éditions Callidor, c'est ici à un beau livre que l'on a affaire. Outre une préface de Thierry Fraysse (expliquant pourquoi cet ouvrage a sa place dans sa collection L'âge d'or de la fantasy) et une postface de Brian Stableford (écrite à l'occasion de la réédition américaine de 2013), l'ouvrage est illustré de compositions de Victor Prouvé datant de 1924.

Les  centaures est donc une magnifique découverte, combinant une forme impeccable et un fond qui propose des pistes de réflexion, le tout dans une édition de qualité. Ce serait dommage de s'en priver pour tous les amateurs de fantasy.