Il donne une voix à New York. En chantant, et en peignant sa gorge partout, mais aussi en éliminant l'espèce de fungus qui voulait l'étouffer de ses blancs tentacules. Mais il en a trop fait, tout seul, il lui faut de l'aide, et Paulo n'est pas sur son terrain.
Quand il descend de son train à Penn Station, il ne sait plus qui il est, et une vibration dans le sol l'envoie quasiment au tapis, mais quand on lui demande son nom, il a l'instinct de répondre Manny. Et en effet, quand il subit une attaque pendant une promenade qu'il effectuait en compagnie de son tout nouveau coloc, histoire de faire connaissance, il sait se défendre, surtout avec l'aide de Brooklyn. Celle-ci est une femme afro-américaine athlétique, qui siège au conseil municipal de son arrondissement. De la même façon que tous deux se sont reconnus, ils savent que le Queens et le Bronx ont des problèmes.
Padmini est à l'aise dans les mathématiques, et déteste les utiliser pour quelque chose d'aussi trivial et déconnecté de la réalité que la finance. Cependant, elle oublie tout quand elle se rend compte que les petits-fils de Mme Yu, l'une de ses voisines, sont en danger dans la piscine où ils barbotent. Les mathématiques, et son enracinement dans le Queens, vont lui permettre d'arriver à temps pour les sauver. Heureusement, car Manhattan et Brooklyn arrivent après la bataille. Juste à temps pour expliquer, avant de repartir à trois, cette fois vers Brooklyn, où ils pourront passer la nuit dans une relative sécurité.
Pendant ce temps, Bronca fait face à une attaque violente, qui porte de multiples visages, depuis la tentative de lui faire perdre son poste de directrice du centre d'art multi-culturel, jusqu'aux insultes racistes et homophobes sur les réseaux sociaux. Tout cela depuis qu'elle a refusé tout net d'accepter des soi-disant oeuvres d'art d'espèces de nazillons, à la place de gigantesques photos de scènes de rue, ou d'art de rue, et notamment la peinture d'un jeune Noir endormi sur une pile de journaux.
Pendant ce temps, personne, à part Mme White, ne semble se soucier d'Aislyn. Ce n'est sans doute pas plus mal : Staten Island a l'habitude de s'en tirer seule, et d'ailleurs les autres, ceux des autres arrondissements, sont tous des étrangers, de couleur, violeurs en puissance. C'est ce que le père d'Aislyn lui a toujours dit, et il devrait le savoir : il est flic. Ce n'est pas que Mme White ne lui fasse pas peur, un peu, mais elle a encore plus peur de tous les autres. Et puis, elle a au moins la bonne couleur, et le discours adéquat.
Chaque très grande ville a sa propre personnalité, tout le monde le sait, et l'a dit un jour ou l'autre. Jemisin porte juste cette idée un peu plus loin : vient un moment, dans la vie d'une cité, où elle s'incarne, et par là accède à la conscience, rejoignant ainsi ses aînées. Il est d'usage que les plus récemment éveillées protègent la naissance des toutes nouvelles. D'autant que, depuis quelque temps, ladite naissance peut se passer horriblement mal, et les cités s'avérer mortes-nées, comme dans le cas de la Nouvelle-Orléans et de Port-au-Prince. C'est ainsi que Sao Paulo s'occupe de New York. L'idée est ébouriffante, et l'explication qui est donnée à la fois de la naissance à la conscience, et de l'acharnement de l'ennemi à l'empêcher est intéressante.
Les personnages-avatars sont bien individualisés et crédibles aussi en tant qu'êtres humains. Ils sont par ailleurs suffisamment différents pour représenter une ville réputée pour la diversité de sa population. L'action est quasi-incessante, ce gros roman se déroulant sur une durée très courte, mais sans sacrifier les explications, qui sont portées par l'un ou l'autre des personnages. Le prologue reprend la nouvelle Grandeur naissante, parue dans Lumières noires, et tout s'enchaîne logiquement à partir de là.
Le seul léger bémol que j'émettrai face à ce roman puissant et original, c'est qu'il me semble être fait par une New-Yorkaise pour des New-Yorkais, ou des amoureux de New York. N'étant ni l'une ni l'autre, je suis sûre que j'ai raté beaucoup de choses, surtout au niveau des clins d'œil dans le comportement des avatars, par exemple. Il n'en reste pas moins qu'on y retrouve l'originalité et la puissance d'imagination (au double sens d'invention et de mise en images) de l'autrice des Livres de la Terre fracturée. Pour ma part, j'ai beaucoup aimé cette lecture, et je suis très curieuse de la suite.