Certains livres sont de ceux dont on ne parle pas, ou alors, seulement en chuchotant. Des livres dont la réputation est si terrible que le simple fait de mentionner leur titre est source d'effroi. Le roi en jaune est de ceux-là. C'est une étrange pièce de théâtre, écrite, dit-on, par un Français. Il paraît que le premier acte en est tout à fait anodin, mais que le second est si effroyable qu'il suffit de poser les yeux dessus pour perdre à tout jamais la raison. Tout ceci a l'air bien fantasque, mais pourtant, comment expliquer autrement les délires du lamentable Hildred Castaigne, persuadé d'être apparenté au dernier empereur légitime des États-Unis ? Pourquoi diable un simple organiste ou un gardien de nuit apparaîtraient-il comme de véritables émissaires démoniaques du Roi en jaune, aussi insupportables que terrifiants à regarder ? Et quelle malédiction se cache derrière le Signe jaune ?
Le roi en jaune est le premier recueil de l'écrivain américain R. W. Chambers (1865-1933). Ses dix nouvelles reflètent une série d'influences variées : on y trouve aussi bien des traces d'Edgar Allan Poe ou Ambrose Bierce que des éléments autobiographiques, surtout dans les récits ayant pour cadre la ville de Paris où Chambers a suivi des études d'art dans les années 1880-1890. Elles sont parfaitement indépendantes les unes des autres, mais les thèmes et éléments récurrents qu'on y retrouve apportent une unité d'ensemble au recueil, sans parler de l'atmosphère de malaise indicible qui les parcourt toutes à des degrés divers.
Chambers ne perd pas de temps pour ce qui est de perturber son lecteur. La première phrase du Restaurateur de réputations, première nouvelle du recueil, commence ainsi : « Vers la fin de l'année 1920… ». Rappelons que le livre est paru en 1895 ! La nouvelle semble ainsi prendre place dans un futur proche qui nous est dépeint à grands traits, avec des États-Unis en pleine descente vers le fascisme où le gouvernement ouvre des cabines à suicide (oui, comme dans Futurama !). Mais faut-il prendre pour argent comptant ce récit ? Dans la mesure où le narrateur, Hildred Castaigne, admet lui-même ne pas être la personne la plus saine d'esprit qui soit, rien n'est moins sûr… Tout au long du récit, on se demandera ainsi si les événements qui nous sont rapportés, qu'ils soient anodins ou horrifiques, n'arrivent pas en réalité que dans la tête d'Hildred. C'est un texte absolument brillant de ce point de vue.
La nouvelle suivante, Le masque, semble de prime abord plus conventionnelle. C'est un récit fantastique qui tourne autour d'un triangle amoureux et d'une invention dangereuse, une substance capable de transmuter la chair en pierre. Mais ici encore, le narrateur ne semble pas être tout à fait honnête avec son lectorat, car lui aussi a lu Le roi en jaune, et même si le dénouement semble heureux, comment en être sûr ? Le signe jaune et La cour du dragon font basculer le recueil dans l'horreur la plus abjecte, avec des narrateurs qui luttent en vain contre la présence du Roi jaune et de ses laquais, mais qui, englués dans une situation inextricable, finissent par y perdre la raison. Rien d'étonnant à ce que H.P. Lovecraft ait adoré ces textes ! On y retrouve l'une de ses tactiques favorites, celle de l'emploi de noms propres étranges qui laissent entendre l'existence d'êtres et de lieux au-delà de la compréhension humaine. Chambers ne nous fait jamais visiter Carcosa ou le lac de Hali, il ne nous décrit jamais Cassilda ni Camilla et encore moins le Roi en jaune, mais par petites touches, il nous les rend singulièrement palpables.
Après cette descente dans la terreur, La demoiselle d'Ys ressemble à une véritable bouffée d'air frais. Comme Le masque, elle se présente comme une histoire d'amour relativement conventionnelle, si ce n'est que les amants ont plusieurs siècles d'écart… L'horreur laisse place à la mélancolie dans ce bref récit dont la tonalité plus poétique se prolonge dans Le paradis du prophète, série d'élégants poèmes en prose. Les quatre dernières nouvelles du recueil sont toutes nommées d'après des rues de Paris : La rue des quatre-vents, un autre récit mélancolique dans lequel un chat a le beau rôle ; La rue du premier obus, qui prend place pendant le siège de 1870-1871 ; La rue Notre-Dame-des-Champs, où l'on suit des étudiants en art américains fauchés ; et Rue Barrée, une histoire d'amour contrarié. Dans ces quatre nouvelles, c'est clairement le caractère romantique des événements qui intéresse le plus Chambers (c'est d'ailleurs principalement dans cette veine qu'il poursuivra sa carrière littéraire), mais il subsiste suffisamment de notes discordantes çà et là, avec d'étranges renvois aux premières nouvelles du recueil, pour que leur lecture ne soit pas entièrement anodine.
En bref, Le roi en jaune est tout simplement un petit chef-d'œuvre de littérature du malaise. Aucune de ces dix nouvelles n'est mauvaise, certaines tutoient le sublime et l'organisation générale du recueil le rend meilleur que la somme de ses parties. La première saison de la série télévisée américaine True Detective lui a permis de toucher un plus grand public (et d'être enfin traduit intégralement en français), ce qui est une excellente chose, d'autant que l'édition du Livre de poche présente en bonus la nouvelle Un habitant de Carcosa d'Ambrose Bierce, source de la plupart des noms fabuleux que mentionne Chambers, ainsi qu'un petit essai analytique par le traducteur Christophe Thill.