Les Chroniques de l'Imaginaire

Un souvenir nommé Empire (Teixcalaan - 1) - Martine, Arkady

Mahit Dzmare a été désignée au débotté pour être l'ambassadrice de la station spatiale Lsel auprès de l'Empire teixcalaanli. Qu'est-il arrivé à Yskandr Aghevar, le précédent ambassadeur ? Mystère, mais un vaisseau de l'Empire est venu demander/exiger un nouvel ambassadeur séance tenante. Pas question de refuser, le rôle d'un ambassadeur étant entre autres d'empêcher ce voisin trop puissant d'avaler tout cru la petite station minière de trente mille habitants à peine.

Normalement, Mahit aurait dû recevoir l'imago d'Yskandr : un implant lui permettant d'accéder aux souvenirs et compétences de son prédécesseur, teinté de sa personnalité, elle-même ayant été choisie en fonction de leur compatibilité. Elle aurait aussi dû avoir le temps d'assimiler celui-ci sans trouble psychologique, adaptation qui prend généralement au moins un an et conduit à une personnalité fusionnelle stable. Hélas, la seule imago disponible est périmée depuis quinze ans - Yskandr n'étant plus revenu sur la station - et les deux courts mois d'adaptation n'ont pas vraiment permis une intégration réussie. Mahit va être seule pour affronter toute la complexité de la Cité, la planète-capitale de l'Empire, et ses intrigues.

Mahit va devoir enquêter sur la disparition de son prédécesseur, tout en trouvant sa place dans le jeu politique continuel des hautes sphères impériales. Elle ne sait pas qui sont ses alliés ou ses ennemis, et ne peut qu'espérer que Trois Posidonie, l'ambitieuse jeune patricienne qu'on lui a assignée comme chargée de liaison, est digne de confiance. Le danger l'entoure de toutes parts. La situation tendue et lourde de secrets s'envenime à grande vitesse dès l'arrivée de la jeune diplomate, qui réalise vite que l'Empire est à la veille d'une crise majeure.

Un souvenir nommé Empire, premier tome d'une trilogie consacré à l'Empire galactique de Teixcalaan, a suscité des controverses depuis sa parution : certains adorent, d'autres détestent, mais il ne semble pas laisser indifférent. De quoi attiser la curiosité.

L'univers est très réussi, à travers moult petits détails. L'autrice s'attarde peu sur les avancées technologiques (le voyage spatial grâce à des portails de saut, les liens-nuages posés sur l'œil qui permettent aux Teixcalaanlitzlim d'accéder à tout ce qui est numérique, la supervision de la Cité par une IA surpuissante...), qui trouvent naturellement leur place dans le décor, ni même sur les inquiétants extra-terrestres aux confins de l'univers. L'accent est mis sur la culture teixcalaanlie, dont le rayonnement est immense : l'Empire, c'est le monde - il occupe effectivement le quart de la galaxie, excusez du peu -, le reste n'est que barbarie, selon ceux qui en font partie. La poésie y est omniprésente. Les concours et jeux oratoires sont légion, et la poésie est même utilisée pour encoder les communications ou faire passer des messages politiques. C'est aussi fascinant qu'impossible à maîtriser dans toutes ses subtilités par un non-natif. Et parfois un peu fatiguant pour le lecteur, aussi, il faut le reconnaître.

L'Empire de Teixcalaan est inspiré de l'ancien Empire aztèque, comme en témoigne les consonnances du vocabulaire spécifique utilisé. Quant aux noms propres, ceux des Teixcalaanlitzlim sont particulièrement exotiques, car systématiquement constitués d'un nombre (supposé associé à certaines qualités) et d'un nom d'objet : l'Empereur s'appelle Six Direction, ses conseillers Dix-Neuf Herminette ou Trente Pied-d'Alouette...
On sent Arkady Martine passionnée par les langues, ainsi en appendice elle indique des détails sur le système d'écriture logo-syllabique teixcalaanli et sa prononciation. L'ambassadrice Mahit insiste souvent sur la nécessité de penser en teixcalaanli pour s'intégrer, et sur la manière dont cela peut influer la pensée.

L'histoire est prenante, avec parfois un rythme un peu lent ou répétitif, mais pas trop. L'intrigue est riche dans l'ensemble avec des surprises malgré certains rebondissements prévisibles ou un peu faciles. Le style est fluide et la lecture très agréable.
Ce sont surtout les personnages que l'on prend plaisir à suivre, car ils sont très intéressants Les relations qu'ils ont entre eux sont savoureuses à souhait, et vont évoluer au fur et à mesure que les personnages évoluent eux-mêmes. Ceux qui sont ambivalents font le sel du récit, qui suit le point de vue de Mahit avec tous ses doutes sur son entourage, peinant à clarifier tous les sous-entendus.

J'ai lu des commentaires comparant cet ouvrage à ceux d'Ann Leckie. C'est vrai qu'on en sent l'influence, mais pour ma part j'y ai aussi trouvé un petit goût bienvenu de C.J. Cherryh. On y trouve des intrigues politiques complexes sur un échiquier galactique, des personnages intéressants qui vont se retrouver au cœur des événements, tout ce qu'il faut pour une lecture addictive. Quoi d'étonnant avec ça que ce roman, à l'image de ceux des autrices pré-citées, ait reçu le prestigieux prix Hugo en 2020 ? Pour ma part, j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire et j'ai très envie de découvrir la suite, même si ce tome-ci se suffit à lui-même.