Les Chroniques de l'Imaginaire

1922 Célestopol - Chastellière, Emmanuel

Cette nouvelle anthologie consacrée à la cité lunaire du duc Nikolaï est composée de treize textes :

Toungouska : Le chef du projet visant à recommencer les recherches qui ont conduit, en 1908, à ce terrible éclair et aux destructions subséquentes traîne les pieds. De là à suivre Arnrùn et Wojtek, venus le chercher de la part du duc Nikolaï, il y a une marge... Le thème de la responsabilité du scientifique dans l'utilisation qui sera éventuellement faite de ses recherches est ici montré, avec les limites de son maigre pouvoir.

Mon rossignol : Les retrouvailles d'anciens amis et amants qui se sont connus à l'université, quand Alissa propose à ses collègues ouvriers en lutte de faire porter leurs revendications par Milan, devenu député. Mais elle n'avait pas mesuré combien il a changé dans l'intervalle, ou son aveuglement de l'époque. Un texte intéressant sur la façon dont un homme politique peut adopter et manipuler une lutte à ses propres fins, à la fois très actuel et intemporel.

Sur la glace : Un champion de patinage artistique est condamné à rester loin de ce qu'il aime et fait le mieux, pour des raisons mesquines. Une superbe nouvelle, nostalgique et touchante, sur la dépendance des artistes au pouvoir politique, et la façon dont on peut être poussé trop loin.

Memento mori : Depuis la mort de la mère de famille, le père a enfermé ses deux filles dans la maison drapée de deuil. Mais si l'aînée, adolescente, rêve d'une vie normale avec les ami.e.s de son âge, la plus jeune régresse dans le cocon de son automate déglingué. Le thème du deuil et de l'incapacité à affronter le changement et, inévitablement, les souffrances et la mort qu'il apporte, est traité ici finement, et non sans cruauté.

Une nuit à l'opéra Romanova : Trois éléments pouvant faire l'objet de violence se trouvent en même temps en ville : l'archiduc François-Ferdinand, qui a apporté une célèbre toile de Léonard de Vinci, et un magicien ottoman qui vient d'acheter un tour très célèbre. Conscient des risques qu'il court, ce dernier a loué les services d'Arnrùn et Wojtek.

Le correcteur de fortune : Vassili croit être discret, et être à Célestopol le seul capable de faire tourner la chance en sa faveur. Malheureusement pour lui, il se trompe, et plutôt deux fois qu'une.

Katarzyna : Kasia est prête à tout pour retrouver Piotr, son amour perdu, pilote comme elle et disparu depuis un an. J'ai bien aimé cette nouvelle, au fantastique discret, même si j'en ai trouvé la fin un peu abrupte.

Le revers de la médaille : Bo-yeong ne peut se contenter d'être l'épouse d'Elod. Du jour où elle rencontre Tuppence, sa vie va changer. Les liens entre l'amour, son évolution, et la façon dont celle-ci est liée à l'évolution de chacun des membres du couple, sont l'un des éléments intéressants de ce texte où apparaît Marie Curie.

Un visage dans la cendre : Bien amoché après sa rencontre avec une bande de malfrats, Kokorin pense que chercher le chat disparu des enfants voisins lui fera des vacances. Mais pas vraiment. Là aussi, le fantastique s'invite dans une histoire toute en demi-teinte, pleine de chats et de tendresse. C'est une intrigue originale, que j'ai beaucoup aimée.
Je veux quand même faire remarquer que dans la version e-pub que j'ai lue, elle porte le même titre que la précédente, alors que la table des matières mentionne "Un visgae dans la cendre" (écrit de cette façon).

La malédiction du pharaon : C'est alors qu'il se trouve sur la Lune, où le duc Nikolaï l'a invité à faire des fouilles, qu'Howard Carter apprend la découverte du tombeau de Toutankhamon, qu'il avait si longuement et assidûment cherché. C'est l'une de mes nouvelles préférées dans ce recueil. Non seulement c'est l'une des rares où l'on voit apparaître le duc Nikolaï en personne, mais surtout l'auteur y donne un aperçu plus complet qu'ailleurs de l'état uchronique du monde, avec une Angleterre quasi inexistante, appauvrie, prise en étau entre la puissance de la Russie de l'impératrice Gloriana, et la Nouvelle-France de Napoléon IV.

Paint Pastel Princess : Chez Hécate, il n'y a pas que des automates, il y a Pélagie, qui leur donne un visage, et Léon, l'ancien soldat chargé de la sécurité. Comme dans Célestopol, l'un des thèmes récurrents du recueil est le rapport des humains aux automates, et par là l'interrogation sur ce qui constitue l'humanité. Il est particulièrement mis en relief dans cette nouvelle, comme d'ailleurs dans Sur la glace.

La fille de l'hiver : Une étrangère amnésique, aux pouvoirs démesurés, apparaît dans la nuit de Célestopol, et son cri détruit la plus grande statue du duc. Mais quand elle se retrouve enfin face à lui, il ne peut que la reconnaître. Cette nouvelle qui constitue une sorte de suite à Oderint dum metuant, et qui oscille entre uchronie et univers parallèles, est l'une des plus riches et des plus intéressantes du recueil. Là aussi, Ajax, le majordome automate de Nikolaï, joue un rôle majeur, ce qui permet de revenir sur le thème du rapport humain / automate, mais plus largement sur la relation de subordination, voire d'esclavage, que peut avoir un souverain tout-puissant avec son entourage, et les conséquences de cette forme de lien.

Danser avec le chaos : Trois pensionnaires d'un pensionnat de jeunes filles, maltraitées par leurs camarades, s'évadent dans la drogue.

Les nouvelles qui constituent ce nouveau recueil sont situées dans le même univers uchronique et alternatif que celles de Célestopol. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu celui-ci pour apprécier de retourner dans la cité lunaire imaginée par Emmanuel Chastellière, mais ce n'en est pas moins, à mon avis, préférable : d'abord pour le plaisir, parce que les nouvelles regroupées dans le précédent recueil sont bonnes, ensuite parce qu'on en retrouve certains personnages dans les présents textes, et que constater leur évolution (Le revers de la médaille) ou en voir une facette différente (Un visage dans la cendre) est intéressant, enfin parce qu'il me semble difficile d'apprécier pleinement, par exemple, La fille de l'hiver sans avoir lu Oderint dum metuant.

Le recueil s'ouvre et se referme ailleurs qu'à Célestopol : la première nouvelle, Toungouska, se déroule sur Terre, et la dernière, Danser avec le chaos, passe dans le monde des contes russes, avec Tchernobog en vedette dans le rôle du diable. A ces deux exceptions près, l'unité de lieu est respectée, comme d'ailleurs une certaine unité de temps : l'année 1922, là aussi à l'exception de Danser avec le chaos.

J'ai choisi de classer cet ouvrage en Science-Fiction, à cause de la Lune principalement, et des automates, mais j'aurais pu tout aussi bien le classer en fantasy, surtout à cause de Un visage dans la cendre et Danser avec le chaos. Tel qu'il est, si les amateur.rice.s de Hard-Science sont susceptibles de le bouder, il plaira sans doute à ceux et celles qui apprécient l'uchronie. L'auteur confirme la cohérence de son univers, et de manière générale une maîtrise de plus en plus affirmée de ses talents d'écrivain, tant dans la construction de ses personnages que dans celle de ses textes proprement dits, ceux-ci étant de surcroît servis par une écriture habile, riche sans être surchargée. En somme, une lecture dépaysante et hautement recommandable : comme on dit "allez-y, vous n'en reviendrez pas !"