Les Chroniques de l'Imaginaire

Du roi je serai l'assassin - Del Socorro, Jean-Laurent

Les jumeaux Rufaida et Sinan, et leur jeune soeur Sahar, vivent dans ce qui était Al-Andalus, et qui est à présent une partie de l'Espagne catholique de Charles Quint. Leurs parents en souffrent tous deux d'une façon différente : leur mère ne s'est jamais remise d'avoir quitté sa Tunis natale, et n'est présente qu'en apparence, tandis que leur père rage, silencieusement mais continûment, d'avoir dû renoncer à sa langue et à sa foi pour rester en vie et en possession de ses biens.

Au fil du temps, cette rage va se manifester de plus en plus sur ceux qui ne peuvent se défendre, à savoir ses propres enfants, jusqu'au jour où Sahar meurt. Aïcha, leur professeur, fait jurer à leur père de ne plus jamais les battre, en échange des informations qu'elle possède sur l'alchimie, et sur l'Arbent, ou l'Ardente, une pierre "magique" qui pourrait servir à éliminer les catholiques envahisseurs. Les jumeaux s'attellent d'arrache-pied à l'étude, rivalisant pour l'attention de leur père.

Avec l'arrivée au pouvoir du fanatique Philippe II, le danger grandit pour les morisques, et leur père envoie les jumeaux à Montpellier, officiellement pour y apprendre la médecine, mais aussi, secrètement, pour y rechercher la pierre. Ils arriveront dans une ville agitée par les conflits religieux qu'ils pensaient avoir laissés derrière eux, cette fois entre catholiques et protestants. Sinan se lie particulièrement avec Peter, un condisciple allemand lui-même calviniste, cependant que Rufaida se concentre sur ses études de chirurgienne-barbière, puisqu'en tant que femme elle ne peut pas entrer en médecine.

Ce roman est raconté à la première personne, et le point de vue de Sinan sur les faits et les autres personnages est quasiment le seul offert au lecteur ou à la lectrice, à l'exception de quelques courts chapitres vers la fin du roman. De ce fait, on voit sa peur, ses doutes, sa colère, son vide intérieur. Car Sinan m'a surtout paru comme une éponge ou un miroir, absorbant ou reflétant l'amour de sa jeune sœur, la rage de son père ou de Peter, la sagesse d'Aïcha, aussi. C'est habile de la part de l'auteur d'avoir réussi à créer un personnage crédible de psychopathe, que l'on peut comprendre, sans s'y attacher.

L'atmosphère du roman est lourde, avec l'omniprésence de la violence, que l'on voit exploser à quelques reprises. Il s'y trouve de beaux personnages de femmes, plus variés que les hommes, qui sont majoritairement des brutes assoiffées de pouvoir. De la lumineuse Sahar à la sage Aïcha, en passant par la guerrière Morayma ou l'orgueilleuse et amère Rufaida, on voit combien la vie des femmes pouvait être difficile, le seul espoir, personnalisé par Eleonore, résidant dans le secret et l'apparente soumission aux rôles convenus.

Situé dans l'univers de Royaume de vent et de colères, le roman se déroule d'une certaine façon en parallèle, au sens où il commence bien avant et où l'épilogue se déroule une quinzaine d'années après. Il n'est pas nécessaire de l'avoir lu pour apprécier la présente histoire, qui en est totalement indépendante, même si on retrouve certains personnages secondaires. Bien sûr, les lecteurs et lectrices de Royaume de vent et de colères seront heureux de revoir Gilles et Aube, par exemple.

Pour ma part, j'ai moins aimé ce roman que les précédents de l'auteur : je l'ai trouvé moins novateur, longuet par moment, et n'apportant pas grand-chose à l'univers de Royaume. Cela dit, j'avais énormément aimé Je suis fille de rage, et je suis très prête à reconnaître que mes attentes étaient peut-être trop élevées. Que cela n'empêche personne de découvrir ce nouvel opus de Del Socorro, toujours plaisant à lire avec son mélange personnel de fantasy et d'histoire. Pour ma part, j'attends sa prochaine histoire avec une curiosité intacte.