Il y a la Ville, et il y a ses Périphéries, là où vivent (mal) ceux qui n'ont aucune valeur reconnue par la société, ou les ratés que la Ville a expulsés. C'est le sort qui attend Riva Karnovsky si elle ne recommence pas à sauter. Riva était une star, likée et suivie par des millions de fans, quand elle sautait, avec son FlySuit, de gratte-ciel hauts de mille mètres. Jusqu'au jour où elle a décidé d'arrêter sans raison apparente. Son compagnon, Aston, essaie de la convaincre de reprendre, et son manager, Dom Wu, a engagé la société PsySolutions dans le même but.
C'est ainsi que Hitomi Yoshida, une jeune psychologue d'avenir, passe des heures à regarder vivre Riva par l'intermédiaire des caméras dont son appartement est truffé, afin de comprendre comment elle est arrivée là, et comment l'en sortir. La vie de Riva va prendre de plus en plus de place dans celle de Hitomi, harcelée par ailleurs par des souvenirs de son propre passé et par les notes incessantes de son supérieur, le bien nommé Master.
Dans cette société, chacun est observé, monitoré en permanence "pour son bien", au sens où l'activity tracker vérifie en continu la pression sanguine, le temps de sommeil et d'activité physique, etc. Cela induit une pression constante, dont l'une des conséquences est la nécessité d'être focalisé sur le présent, le passé étant de toute façon considéré comme inutile.
L'autrice a créé un monde tout juste un pas au-delà du nôtre, qui montre la suite logique de l'omniprésence des réseaux sociaux et de la prééminence des thérapies cognitivo-comportementales dans le champ de la psychothérapie. On arrive à un renversement quasi-orwellien, où "tout ce qui est profond est en surface". En effet, on ne saura rien de la vie intérieure de Riva, ni d'ailleurs des autres personnages, mais c'est particulièrement évident dans son cas parce qu'elle est scrutée en permanence.
D'une certaine façon, Riva et Hitomi sont comme les deux plateaux d'une balance ancienne, où l'une est de plus en plus active quand la maîtrise de l'autre sur sa propre vie est défaillante. Il est difficile pour le lecteur de s'y attacher, dans la mesure où leurs motivations sont opaques, mais c'est en soi une réussite de l'autrice, surtout si l'on considère qu'il s'agit là de son premier roman. Les autres personnages sont définis également par leurs actions, l'exemple type étant Hugo M. Master, et les modifications incessantes de son bureau, mais on peut penser aussi à ce Royce Hung dont on se demande même s'il existe, puisqu'il n'a jamais noté sa rencontre avec Hitomi. La seule bouffée d'oxygène dans ce roman étouffant est l'existence, à laquelle il est à peine fait allusion, d'une résistance larvée.
Comme on suit l'action par les yeux de Hitomi, on sait peu de chose à la fois sur cette résistance et sur ce qui se passe véritablement dans les Périphéries. L'action proprement dite est très réduite, et le rythme est lent, mais la progression de l'intrigue, et des rapports entre les différents personnages, bien maîtrisée, ce qui fait que l'on ne s'ennuie pas un instant. Le nombre important de mots et d'expressions en anglais, dont une bonne partie est sous marque déposée dans le roman, souligne l'obligation de conformité, et partant l'aliénation, des personnages, et globalement de tous les habitants de cet univers délicatement dystopique.
En somme, une lecture dérangeante, ou pour le moins exigeante, mais qui vaut carrément le détour pour qui est à la recherche d'un roman subtil. Pour ma part, je ne manquerai pas de guetter les prochaines parutions de cette jeune autrice prometteuse.