Les Chroniques de l'Imaginaire

Le livre écorné de ma vie - Shepard, Lucius

Thomas Cradle est un écrivain à succès. Un jour, il tombe sur un roman signé, apparemment, par un homonyme. Curieux, il se le procure, et est troublé de constater non seulement des similitudes biographiques avec l'auteur, mais aussi que le style de ce dernier ressemble bien à sa propre écriture au début de sa carrière.

Il décide de reproduire le périple raconté dans le roman en question, et part donc au Cambodge. Il n'est toutefois pas question de voyager à la dure, et il loue un bateau confortable. La belle Lucy apportera sa connaissance des drogues, et ses propres charmes s'ajouteront à ceux du voyage. Assez rapidement, toutefois, des phénomènes troublants se produisent, et il est de plus en plus certain qu'en effet un autre, voire d'autres, Tom Cradle existe(nt) bel et bien.

Le style très reconnaissable de l'auteur, ainsi que son ironie discrète, seront familiers à ses lecteurs habituels. Ceux qui ne l'auraient encore jamais lu pourraient être tentés pour un début par ce roman court. Lucius Shepard fait partie de ces écrivains à l'aise sur la ligne entre réalisme et fantastique, là où le monde que nous connaissons est sans cesse sur le point de devenir autre chose.

Ici, il s'agit d'imaginer comment quelqu'un peut évoluer, comment de petits changements peuvent croître, et les conséquences que cela peut avoir, dans les rapports de chacun aux autres, avec ou sans majuscule. J'ai trouvé particulièrement intéressante, pour ma part, l'image d'une entité supérieure, inconnaissable, et la relation que chacune des versions de Cradle peut avoir avec elle, mon idée étant que, dans tous leurs aspects antipathiques, les Cradle sont une représentation adéquate de l'humanité dans son ensemble. De ce fait, les différentes hypothèses quant à sa relation avec ladite entité m'ont bien plu.

Par ailleurs, cette sorte de road-movie aquatique dans une Asie du Sud-Est très largement fantasmée fait inévitablement penser au Conrad d'Au coeur des ténèbres, différence de continent mise à part, bien sûr. La critique omniprésente dans le roman de la conduite des Occidentaux en Asie, bien que discrète, accompagne le narrateur. Celui-ci, comme les autres personnages, est dessiné à grand traits, mais cette aquarelle n'en est pas moins acérée.

En somme, une lecture qui plaira certainement aux fans de Shepard, et qui à mon sens constitue une bonne introduction à l'auteur pour les autres, d'autant que la couverture à la fois superbe et appropriée d'Aurélien Police en fait une nouvelle publication remarquable dans une excellente collection.