De retour de son escapade avec treize Nains et un magicien, Bilbo le Hobbit comptait bien conclure ses mémoires avec la phrase consacrée : « et ils vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours ». Mais le sort en a décidé autrement, car l'anneau magique de Bilbo, cette petite babiole qui l'a tiré de plus d'un mauvais pas, est en réalité l'Anneau unique de Sauron, le Seigneur des Ténèbres, un objet terrible qui lui permettrait de soumettre les Peuples Libres de la Terre du Milieu à son terrible joug s'il parvenait à le récupérer. C'est à Frodo, le neveu et héritier de Bilbo, qu'incombera l'impossible mission de se rendre au Mordor, le pays de l'ennemi, pour détruire l'Anneau là où il fut jadis forgé, dans les flammes du Mont Destin. L'aide du magicien Gandalf, son vieil ami, ne sera pas de trop, pas plus que celle de ses camarades hobbits Sam, Merry et Pippin. D'autres se joindront à eux pour former la Fraternité de l'anneau et entreprendre le périlleux voyage vers le Mordor.
Est-il encore nécessaire de présenter Le Seigneur des Anneaux ? Cela va bientôt faire trois quarts de siècle que le magnum opus de J.R.R. Tolkien a paru et l'adjectif de révolutionnaire n'a rien d'usurpé pour le décrire si l'on considère qu'il a donné naissance presque à lui tout seul à la fantasy moderne, un genre dont la popularité n'est plus à démontrer. Ses épigones britanniques et américains trustent régulièrement les listes des meilleures ventes, et son adaptation en trois volets par le réalisateur néo-zélandais Peter Jackson a également rencontré un succès prodigieux au box-office au tournant du millénaire, lançant au passage la vague actuelle des blockbusters fantastiques de plus de deux heures bourrés d'effets spéciaux.
Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, il est devenu difficile de ne pas avoir d'opinion sur Le Seigneur des Anneaux aujourd'hui, même pour qui ne l'a jamais ouvert. Pour ces oiseaux rares, la sortie d'une nouvelle traduction en français sera-t-elle l'occasion de plonger dans l'univers de la Terre du Milieu ? Quarante ans après sa première version française, assurée par Francis Ledoux, la maison d'édition Christian Bourgois a en effet décidé de faire confiance au Québécois Daniel Lauzon, déjà responsable de plusieurs tomes de l'Histoire de la Terre du Milieu et de la nouvelle traduction du Hobbit, pour redonner un coup de neuf à l'œuvre maîtresse de Tolkien.
Il faut dire qu'indépendamment de son âge, la traduction de Ledoux accusait de sérieux problèmes. Certains étaient relativement anodins, comme les nombreuses coquilles dans les noms et phrases en langues elfiques (encore que, pour un amoureux des langues comme Tolkien, cela n'aurait sans doute rien eu d'anodin) ou les erreurs liées à la méconnaissance des règles du monde secondaire de la Terre du Milieu (c'est ainsi que le prologue évoquait la mort des elfes immortels Elrond et Galadriel au lieu de leur départ). D'autres étaient plus ennuyeux, comme les problèmes de traduction de la nomenclature, incohérente avec la traduction du Hobbit (alors que c'est aussi Ledoux qui s'en était chargé) et ignorant les consignes laissées par Tolkien à ce sujet.
Une simple révision aurait sans doute suffi à gommer ces imperfections, mais Bourgois a opté pour une retraduction intégrale, apparemment pour des raisons légales. C'est une décision qui a suscité quelques débats dans la communauté des fans, mais rien de comparable à la réaction d'une partie du lectorat à la découverte du travail de Lauzon. Celui-ci n'a en effet pas hésité à bouleverser la nomenclature bien établie de l'univers : les Sacquet sont devenus des Bessac, Fondcombe est devenue Fendeval, la Forêt noire est devenue Grand'Peur, Gripoil est devenu Scadufax et Grands-Pas est devenu l'Arpenteur. Le titre même du premier tome n'est pas épargné, la familière Communauté de l'anneau laissant place à une inédite Fraternité. D'aucuns ont crié à la trahison, au lèse-majesté, voire au meurtre, d'autres ont pleuré sur leur enfance perdue, des réactions aussi excessives que tristement banales sur Internet de nos jours.
Étaient-elles justifiées ? Pas vraiment. Les choix de Lauzon pour la traduction de la nomenclature ne sont pas ceux de Ledoux, mais ils sont tout aussi défendables, sinon davantage, puisque eux respectent les instructions laissées par Tolkien. Le reste n'est qu'affaire de goût. Un domaine dans lequel la nouvelle traduction est incontestablement meilleure que l'ancienne, en revanche, c'est la poésie. Alors que Ledoux s'était contenté d'une traduction littérale qui éliminait toute la musicalité des vers originaux, Lauzon s'est efforcé de produire des poèmes avec une métrique fixée et des rimes. Le résultat est d'une lecture bien plus mélodieuse, peut-être même de quoi convaincre les gens qui sautaient les poèmes de ne plus le faire.
Pour le reste, la prose de la nouvelle traduction s'adapte mieux aux différents registres de langue employés par les personnages. J'ai trouvé les Hobbits de Lauzon beaucoup plus proches de ceux de Tolkien dans leur langage, même s'il pousse parfois le curseur un peu trop loin, comme lorsqu'il place dans la bouche de Frodo, un bourgeois bien établi, des expressions aussi familières que « grouille-toi » ou « poireauter ». Peut-être est ce une de ces différences entre français nord-américain et français de la métropole ? Mais ces faux-pas sont l'exception, pas la règle, et ils n'empêchent pas la lecture du premier livre, qui prend place en bonne partie dans l'environnement bien hobbit du Comté, d'être franchement plaisante. En revanche, j'ai moins apprécié le second livre, où il m'a semblé que la nouvelle traduction échouait à rendre aussi bien que l'ancienne la grandeur ancestrale des mines naines de Moria et de la forêt elfique de Lothlórien.
Néanmoins, dans l'ensemble, c'est une excellente chose d'avoir à disposition une nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux, débarrassée des défauts de l'ancienne. Si le prix à payer, c'est d'être un peu déstabilisé par une nomenclature et un style un peu différents, alors ce n'est pas cher payé.