À défaut de pouvoir voyager physiquement dans des contrées lointaines, Sylvain Tesson parvient à nous embarquer avec lui dans une expédition aux confins du Tibet, sur les traces de la mystérieuse et menacée panthère des neiges. À ses côtés, trois compagnons d'aventure : Vincent Munier, photographe animalier, Marie Amiguet, réalisatrice (et fiancée de Munier) et Léo-Pol Jacquot, assistant et aide au camp.
Après dix heures de vol et trois jours à bord d'un 4x4 pour traverser le Tibet oriental, le convoi s'achemine vers un site reculé, perché à plus de quatre mille mètres d'altitude. À l'aide d'une carte, dessinée par Tesson au début du livre, on se laisse volontiers guider, sans s'essouffler, sur le haut plateau rocheux du Changtang. Et l'ascension en vaut la peine puisque la narration offre, au fil des pages, un panorama majestueux, à la fois sidérant et envoûtant, tel un mirage que l'on ose à peine effleurer sous peine de le voir s'effacer.
Alors on apprend à observer, patiemment et intelligemment, dans des conditions rudes (-35°C par moments), cette faune et cette flore sauvages des steppes tibétaines. On s'émerveille, au gré des différentes étapes, de pouvoir croiser des troupeaux d'antilopes, des hordes de yacks mais aussi des chèvres bleues, des renards, des ânes et des chevaux sauvages. On guette des meutes de loups dont les chants réveillent d'office l'instinct de survie enfoui dans nos trippes. Plus tard, on lève la tête, surpris par la ronde des vautours en vols planés. Piqûre de rappel de la poursuite du cycle perpétuel de vie et de mort, indifféremment de notre présence sur ce territoire que l'activité humaine menace pourtant de plus en plus.
Puisque c'est aussi de cela dont il s'agit : l'ode à la vertu oubliée de la patience s'accompagne d'un manifeste envers l'avidité irresponsable et destructrice de l'homme. La contemplation se mêle ainsi à des réflexions philosophiques et spirituelles pertinentes que Tesson dose avec minutie et auto-dérision au fur et à mesure de ses avancées. Allant au-delà même d'une certaine forme de transcendance lors de l'apparition, quasi divine, de l'éminent félin, maître des lieux en ce territoire hostile.
Pourtant, certains continuent de considérer l'auteur comme un imposteur affublé d'une plume vaniteuse. Il est vrai que l'on peut questionner la légitimité de cette quête absolue, voire insensée, de l'une des dernières panthères, qui plus est à l'autre bout de la planète. N'est-ce pas une ambition paradoxale que celle de désirer fouler le sol d'un sanctuaire sacré afin de rendre compte de la folie des hommes à vouloir tout domestiquer et tout contrôler ?
Par chance, ou plutôt par souci d'objectivité, j'avais déjà pu lire d'autres ouvrages rédigés par Tesson (Dans les forêts de Sibérie et S'abandonner à vivre). C'est pourquoi je me permettrai de suggérer à ces éventuels détracteurs de prendre davantage de recul afin d'échapper à l'approche culturelle parfois ethnocentrique et quelque peu manichéenne de l'auteur. Car s'il est vrai que ce dernier s'obstine à naviguer à contre-courant, envers et contre tous, on ne peut néanmoins lui enlever sa capacité à appréhender, raisonner et synthétiser ce qui l'entoure, avec force et conviction.
En définitive, prenez cette lecture pour ce qu'elle a le mérite d'être : un véritable écrin de poésie qui met les sens en éveil, une aventure singulière, un récit de voyage dépaysant ou bien, simplement, un hommage précieux à une nature brute et sauvage qui demeure en sursis. Ainsi, c'est loin de toute volonté d'esthétisme superficiel du monde animal, et davantage en toute humilité, que Sylvain Tesson tend à légitimer la beauté et se fait un devoir de la défendre. Au lecteur d'avoir le goût du silence et une appétence pour la volupté des grands espaces afin de savoir l'apprécier pleinement et à sa juste valeur !