1959 en URSS, cela fait six ans que Staline est mort. Nikita Krouchtchev l'a remplacé et a permis un certain relâchement dans la répression contre les opposants. C'est le moment que choisit un mystérieux Abram Tertz pour publier en Occident des nouvelles parlant de la vie en union soviétique. Le pouvoir y voit une possible critique du régime et charge les services compétents de traquer cet écrivain. Les services compétents, c'est le KGB, qui surveille et arrête tout ennemi du peuple mais surtout du pouvoir. Le lieutenant Ivanov est investi de cette mission périlleuse. Cet homme est un pur produit du régime stalinien dont il reste un grand admirateur et va se consacrer entièrement à cette chasse.
Pendant six années, Abram Tertz va jouer au chat et à la souris avec le KGB en publiant d'autres nouvelles. Cette mission secondaire va devenir prioritaire avec l'éviction de Krouchtchev et l'avènement de Léonid Brejnev au pouvoir. Après l'affaire Boris Pasternak et son prix Nobel de littérature, le régime soviétique ne peut plus permettre toute dérive des écrivains russes en dehors de la ligne dictée par le parti. Voilà pourquoi Abram Tertz doit tomber et être puni de manière exemplaire.
Une phrase pour moi résume l'esprit de ce livre : "L'auteur du pamphlet prend plaisir à tourner en dérision les normes esthétiques du réalisme socialiste". Voilà ce qui a justifié la surveillance des publications de l'auteur mystérieux et ce qui a conduit à son arrestation.
Iegor Gran est le fils d'André Siniavski, alias Abram Tertz, et de Maria Rozanova, deux intellectuels russes qui ne supportaient plus l’oppression et qui avaient une qualité essentielle à mes yeux : l'humour. En lisant ce roman, on ne peut que constater qu'ils l'ont transmise à leur fils. Ce livre est bourré d'humour noir, et plus d'une fois on ne peut s’empêcher de rire devant l'absurdité de certaines situations ou réflexions.
Durant ces six années de traque, on suit la lente évolution du régime soviétique après la mort de Staline, du dégel des relations avec l'Ouest, à la période d'ouverture où la population a pu découvrir et être tentée par certains aspects du mode de vie occidental. Puis après la chute de Krouchtchev, on voit la reprise en main du peuple par le régime et la traque de tout ennemi de l’intérieur.
Ce livre est surprenant, car là où on peut s'attendre à un texte à charge et une certaine virulence vis à vis de ce pouvoir qui a traqué et condamné à une lourde peine un simple écrivain, Iegor Gran nous livre au contraire un texte léger où l'humour tient une place prépondérante.
Le plus plaisant avec ce roman, c'est le ton employé par l'auteur pour raconter la traque de son père par le KGB. Sous une apparente légèreté, Iegor Gran prend beaucoup de recul et emploie l'ironie et le second degré pour nous décrire son histoire familiale. On ne ressent ni rancune ni haine envers ceux qui ont arrêté son père et l'ont condamné à sept ans de régime sévère dans un goulag. C'est sur le ton de l'humour qu'il décrit la vie parfois difficile à cette époque en URSS, les anecdotes sont nombreuses sur la vie quotidienne des habitants, sur les restrictions qu'ils subissent. Avec ironie, l'auteur dénonce l'obsession de la pensée unique en vigueur à cette époque mais aussi certaines absurdités du régime soviétique (l’accès aux magasins d’État, l'hommage à Maurice Thorez, les cadeaux faits à Youri Gagarine et j'en passe...).
Ce ton si léger a même réussi à me rendre sympathique le lieutenant Ivanov et ses collègues du KGB, qui sont plus décrits comme des marionnettes obéissantes et endoctrinées depuis leur plus jeune âge plutôt que comme des brutes sans état d'âmes. On découvre le fonctionnement de la machine policière infernale qui, sans relâche, espionne, surveille, trie et classe toutes les informations captées, pour en faire un formidable outil de répression qui ne laisse rien passer.
Je suis admiratif des parents de l'auteur, qui ont osé dénoncer à cette époque les dérives du régime, alors qu'ils vivaient dans un pays où tout le monde se méfiait de chacun et où l’État avait tous les droits sur ses citoyens. Ils ont risqué le camp de travail et la peine de mort parce qu'ils ont estimé que c'était leur devoir de le faire et ce, alors que la mère de l'auteur était enceinte de lui.
Iegor Gran a parfaitement réussi à retranscrire l'atmosphère de l'époque, la défiance envers ce qui vient de l'Ouest, cette fierté et cette âme russe, et cette croyance de construire un monde meilleur et plus juste envers et contre tous.
Les personnages sont sympathiques, l'écriture simple, et l'humour noir omniprésent, comme une marque de fabrique de cet auteur qui a obtenu le Grand Prix de l'Humour noir en 2003 pour ONG.
J'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman et si vous voulez passer un bon moment de lecture, je vous le conseille fortement. Mais cet humour ne doit surtout pas nous faire oublier que son père a été condamné à sept ans de goulag et qu'il a été fortement invité à s'exiler à sa libération...