Hiver 1999. Alors que partout dans le monde les gens s’apprêtent à célébrer le passage dans le nouveau millénaire, à Welch, au Nord-Est de l’Oklahoma, le temps semble comme suspendu. Ce 30 décembre, les vents sont cinglants et le froid parcourt les vastes étendues, typiques de la région, pour s’engouffrer dans le mobil home de la famille Freeman. Ce soir-là, Ashley fête ses seize ans, entourée de ses parents, de son petit-copain Jeremy ainsi que de sa meilleure amie, Lauria Bible. Au petit matin, des voisins aperçoivent au loin des volutes de fumée s’échappant de la propriété des Freeman : le mobil home familial est dévasté par le feu. Dans les décombres, deux corps. Ceux des parents d’Ashley. Un seul survivant : Jeremy, rentré juste après le gâteau d’anniversaire. Aucune trace des filles. Aucune explication. Aucune preuve. Des témoignages omis d’être consignés et des dossiers mystérieusement introuvables. Ne demeure qu’une enquête bâclée et la hargne, teintée de colère et de lueurs d’espoir, de Lorène, la mère de Lauria. Elle ne cessera de se battre contre vents et marées pour comprendre ce qu’il s’est passé cette nuit-là et ramener le corps de sa fille à la maison.
Fin 2015, novice dans la non-fiction et emplie d’appréhension, Jax Miller se décide pourtant à rentrer en contact avec les familles des disparues. Ce qui relance ainsi les investigations, malgré plusieurs tentatives extérieures d’intimidation. Sans se décourager, Miller se risque à poursuivre minutieusement chaque piste de recherche afin de confronter la justice à ses défaillances et d’explorer les histoires sous-jacentes qui alimentent l’animosité de cette partie des États-Unis.
C’est un récit dense, tant par les renseignements regroupés que par la multitude des personnages qui sont en lien de près ou de loin avec cette affaire. En dépit de quelques longueurs, la lecture regorge de rebondissements à travers certaines fausses pistes, bien frustrantes, ou lors de fouilles enfin autorisées, finalement infructueuses. Seule ombre au tableau : les incursions sentimentales personnelles de l’autrice qui s’épanche quasiment à chaque chapitre, de façon si répétitive et parfois complètement en dehors du sujet initial que cela en devient lassant.
Au-delà de l’enquête policière, ce qu’il y a de particulièrement prenant dans ce livre c’est ce qu’il nous raconte sur la vie des habitants de l’Oklahoma. De ceux qui « sont, par défaut, des gens capables d’endurer presque tout » en passant par les canailles « avec un fond d’espièglerie typique des prolos ayant grandi en caravane ». C’est un prodigieux travail de description des conditions de vie, plutôt rudes, qui donne le sentiment d’être parfois « piégée par la glace et le désespoir » dans ce paysage de prime abord « féérique », comme « tiré d’une carte de Noël ». Mais derrière ces apparences, la pauvreté générationnelle et la dépendance aux drogues font de l’Oklahoma « le grattoir d’une nation en flamme ». Tout en essayant de ne pas transformer son livre en mode d’emploi sur la meilleure façon de fabriquer de la méthamphétamine, l’autrice réussit à nous embarquer dans un univers où combines et coup bas sont le quotidien pour survivre.
Ce qui donne un univers sombre, très sombre. D’autant plus qu’il est bien réel et qu’à ce jour les corps des deux disparues n’ont toujours pas été retrouvés pour être enfin rendus à leurs familles respectives. Mais au-delà de la colère légitime face aux nombreuses fautes commises par les forces de l’ordre, ce qu’il me reste en tête après cette lecture, ce sont les échos d’un silence glaçant et menaçant, embrumés par les non-dits qui paralysent, autant que la drogue, toute une région. Une région désertée, parsemée de prairies sauvages et de villes abandonnées, transformées en laboratoires clandestins, où les derniers habitants déambulent tels des zombies, livrés à eux-mêmes et aux affres de leurs concoctions chimiques. On flaire les relents putrides de mensonges enfouis depuis des années sous des dalles de béton, dans des caves vétustes, des granges branlantes et parfois même au fond de puits ou de ravins escarpés.
C’est une plongée sidérante au cœur d’un Oklahoma toxique, autant pollué par l’air vicié des mines voisines de zinc et de plomb que par la corruption policière et le trafic de drogue. Des habitants qui savent mais qui choisissent de se taire dans un monde où la méthamphétamine est souveraine, la violence quotidienne et les ultimes espoirs dominés par la peur. Jax Miller remue ainsi les plus sinistres secrets de l’Amérique profonde et livre un puissant portrait sociologique de ces occupants.