Les Chroniques de l'Imaginaire

L'ennemie - Némirovsky, Irène

Disparue trop tôt à Auschwitz en 1942, Irène Némirovsky a eu le temps de produire de grandes œuvres littéraires, la plus emblématique étant Suite française, roman resté inachevé et pourtant lauréat du Prix Renaudot à titre posthume. L'ennemie fut publié en 1928 sous le pseudonyme de Pierre Nerey (anagramme d'Yrène). La préface d'Olivier Philipponnat annonce la couleur, il s'agit d'un roman largement teinté d'autobiographie, où l'autrice s'en prend à sa mère. Une mère défaillante obnubilée par son apparence, ses amants, son désir d'être une parfaite bourgeoise. Un manque d'authenticité, de simplicité et d'amour filial qu'Irène n'a jamais su oublier.

Lorsque le roman commence, le ton est effectivement donné. Gabri et sa petite soeur attendent leur mère qui doit venir les chercher après l'école. Elles attendent encore et encore jusqu'à ce qu'elle apparaisse et ne se préoccupe guère de ses filles, son attention tournée vers le bellâtre qui l'accompagne. Encore une fois, les deux soeurs passent au second plan. Elles attendent parfois Francine, leur mère, toute la nuit. Les repas sautés ne se comptent plus. Jusqu'au jour où Francine les oublie la fois de trop. Pour le drame qui s'ensuit, Gabri ne pardonnera jamais à sa mère.

Les choses vont mieux pourtant. Francine rêvait de bourgeoisie, elle y est. Son mari est revenu de la guerre en ayant acheté une usine à un prix dérisoire ; il a ramené avec lui un cousin, Charles. Les affaires vont bien, très bien même. Léon Bragance est souvent en voyage d'affaires et les femmes souvent seules. Francine en profite pour faire des essayages, voir du monde... Et fréquenter Charles d'un peu trop près.

Le caractère ombrageux de Gabri surgit des pages. "Elle vivait dans un état de haine perpétuelle, rageuse et triste..." Ce qui l'anime ? Son animosité envers sa mère, qu'elle voit se pavaner sans s'occuper de sa fille, qu'elle voit roucouler avec Charles, qui la corsète dans une éducation bourgeoise. La psychologie féminine prend ici une part flamboyante, dans un esprit libre et vif, totalement indépendant des convenances. "A dix-sept ans on est plus fort que le monde entier." La hargne de Gabri ne lui épargnera pas les déconvenues amoureuses mais lui permettra de rester maîtresse de son destin, malgré un épisode effroyable, et d'ourdir un plan de vengeance diabolique contre sa mère.

Ce court roman se lit d'une traite, avec ferveur. Il retranscrit l'esprit d'une époque, celle des années folles, en mettant en scène un duo aussi toxique que passionnant. Le personnage de Gabri est de ceux qui marquent au fer rouge. Il aurait été dommage qu'un tel texte tombe dans l'oubli et je sais gré aux éditions Denoël (puis Folio) d'avoir republié ce roman quatre-vingt-dix ans après sa parution. C'est un beau coup de cœur.