Les Chroniques de l'Imaginaire

Uchronies (Galaxies SF - 75)

L'Histoire avec un grand H : passionnant sujet ! Elle l'est tout autant, sinon davantage, quand on la précède de deux petits mots magiques : « et si… ». C'est là le domaine de l'uchronie, ces récits prenant place dans un univers alternatif dont le passé s'est écarté à un moment donné du nôtre. Nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui se sont proposé de dépeindre ce qui aurait pu être « et si ». Ce thème reste populaire en ce début de vingt-et-unième siècle si l'on en juge par la quantité de textes reçus par la rédaction de Galaxies-SF pour ce numéro spécial uchronies : 154, rien que ça ! Au terme d'un travail de sélection qu'on imagine long et délicat, quatorze d'entre elles ont l'honneur de figurer dans ce numéro 75 du magazine, mais quinze autres verront le jour dans un numéro bis, et quinze supplémentaires dans un numéro ter.

Le dossier de présentation s'ouvre sur un bref article de Bertrand Campeis qui relève davantage de la bibliographie commentée que de l'article de fond. À ce titre, il aurait peut-être eu davantage sa place en queue de dossier qu'au début, car il est immédiatement suivi d'une excellente synthèse de Karine Gobled, qui ne sacrifie pas la précision à la concision. Cette présentation est bien complétée par un entretien avec Éric Henriet et des zooms sur l'uchronie dans d'autres médias (séries télé, BD). Pierre Stolze a quand a lui troqué son scalpel contre une tronçonneuse afin de débiter sans états d'âme des uchronies de piètre qualité, de quoi ravir amateurs et amatrices de vitriol.

Pour ce qui est des nouvelles, j'en ai lu la plupart sans déplaisir, mais très peu m'ont fait forte impression. J'ai trouvé que bon nombre d'entre elle tombaient sur un écueil récurrent dans le genre uchronique, à savoir qu'elle se contentent de relater les événements survenus à la suite de leur point de divergence, presque à la manière d'un manuel scolaire. Même lorsque ces exposés sont placés dans la bouche d'un personnage, leur ton didactique, peu naturel, ne trompe pas. Ces textes sont tant préoccupés par l'Histoire (avec un grand H) qu'ils en oublient de raconter une bonne histoire (avec un petit h).

Certaines autrices s'en tirent en faisant de leur uchronie un moyen de remettre en question notre société, en abordant des questions comme le féminisme (Vesta Aeterna, d'Émilie Beltane, a pour cadre un Empire romain moderne où le culte des vestales reste prépondérant ; L'Odyssée, de Laura P. Sikorski, imagine un présent où les jeux vidéo sont un loisir de niche qui n'est plus pratiqué que par les femmes) ou l'autisme (Croque, de Eva D Serves, élimine l'influence du psychiatre autrichien Hans Asperger). Ces nouvelles menacent par moments de tomber dans le manifeste pur et simple, mais elles restent dans l'ensemble agréables et bien fichues (j'ai particulièrement apprécié la relation père-fille croquée par Sikorski).

Parmi les textes les plus satisfaisants sur le plan littéraire, j'ai envie de citer Ichbiliya, 1206 A.H. de Lati Babeni, une très belle histoire d'amour dans une Espagne où la Reconquista n'a jamais pris fin ; Pour Anita, de Bruno Pochesci, qui dépeint une Europe où le drapeau rouge flotte sur toutes les capitales à la suite de la participation des époux Garibaldi à la Commune de Paris ; et La scientifiction, un miracle français d'Alain Rozenbaum, qui délaisse l'histoire politique, les guerres et les grands hommes pour imaginer, dans un faux article du New York Times, un monde où c'est en France que la science-fiction connaît son heure de gloire au vingtième siècle.

Dans les rubriques rédactionnelles qui complètent le sommaire, on trouvera, outre les habituelles chroniques de livres, bandes dessinées et films, une présentation de l'œuvre musicale de Laurie Spiegel, pionnière américaine des musiques électroniques, et une rétrospective des couvertures peintes par René Brantonne pour la collection Anticipation de l'éditeur Fleuve noir.