Ce recueil comporte neuf nouvelles de science-fiction écrites par Ted Chiang. Chacune de ces nouvelles invite les lecteurs à s’interroger sur différents aspects : le rapport au temps, au libre arbitre, à l’éducation, à la vérité, à la technologie…
Le marchand et la porte de l’alchimiste ouvre le recueil de manière assez inattendue. En effet, l’ambiance est ici celle d’un conte des Milles-et-une nuits. Un marchand tente de se sortir d’un mauvais pas en faisant le récit d’événements spectaculaires étant survenus à Bagdad et au Caire, impliquant un vieil alchimiste et une mystérieuse porte ouvrant sur d’autres temps.
J’ai été surprise au départ de me trouver plongée dans ce décor plutôt que dans un environnement plus traditionnel de la science-fiction mais ai tout de suite été conquise par le style d’écriture de l’auteur. Celui-ci s’adapte complètement à son sujet et c’est bien un conte qu’on lit. Cette fluidité de l’écriture et son adaptation au style de récit constitue l’un des points forts de l’auteur et se retrouve dans toutes les nouvelles suivantes. L’intrigue de cette première nouvelle est très bien construite et apporte une vision rafraîchissante sur le voyage temporel.
Expiration, qui donne son nom au recueil, est également écrite sous la forme d’un témoignage, cette fois gravé. L’identité du narrateur et la nature du monde dans lequel il vit ne se dévoilent que progressivement au cours de l’intrigue, à mesure que lui-même prend conscience de certains phénomènes.
Il est difficile de trop en dire au sujet de l’intrigue sans nuire au suspense. Je dirai donc simplement qu’il s’agit d’une nouvelle de science-fiction sans doute plus classique que la première dans sa construction comme dans son dénouement. Elle parvient en outre habilement à faire deviner sa conclusion aux lecteurs avec un temps d’avance sur le narrateur.
Ce qu’on attend de nous est un court texte assez glaçant. Il fait figure d’avertissement à l’égard d’un dispositif technologique interrogeant le libre arbitre de l’humanité et pouvant remettre en cause leur volonté même de vivre.
Le cycle de vie des objets logiciels nous emmène à la rencontre de Derek et Ana, deux employés de l’entreprise Blue Gamma travaillant sur la création d’être virtuels, les digimos. Ces créatures à l’esthétique de bébés animaux ou de robots steampunk et à l’intelligence presque humaine ont vocation à servir de compagnons aux humains.
La nouvelle aborde de nombreuses thématiques : les contours de l’humanité, de l’intelligence artificielle, le respect des droits d’autrui, l’apprentissage, l’émancipation, l’attachement mais aussi l’évolution des technologies et leur obsolescence. Le récit confronte plusieurs points de vue en alternant entre deux narrateurs mais aussi en reproduisant des messages postés sur Internet, comme sur des forums d’échange. Avec près de cent-cinquante pages, il s’agit de la nouvelle la plus longue du recueil. C’est dommage car si le concept est bon, la nouvelle aurait gagné à être plus courte, dans la lignée des autres textes. À l’image du nombre de possesseurs de digimos toujours plus grand se lassant de leur créature, le lecteur ressort lui aussi un peu lassé du récit alors même que ses réflexions philosophiques sont intéressantes.
La nurse automatique brevetée de Dacey prend la forme d’un article expliquant l’histoire de nourrices robotiques créées au XIXe siècle pour s’occuper des enfants en suivant les grands principes de l’éducation victorienne.
On est ici dans une atmosphère légèrement steampunk. Bien sûr, on se doute que l’expérimentation va tourner court. Il s’agit à nouveau d’un texte amenant à réfléchir à l’éducation mais sous un angle bien différent et sous un format, à mon sens, bien plus efficace que celui du Cycle de vie des objets logiciels.
La vérité du fait, la vérité de l’émotion entrecroise deux récits. L’un est celui d’un journaliste vieillissant s’interrogeant sur les bienfaits d’une nouvelle évolution technologique qui remplacerait la mémoire humaine, faillible, par une mémoire artificielle. Ce nouvel outil permettrait d’opérer des recherches dans ses souvenirs et d’extraire des clips vidéo des moments vécus. Il serait ainsi de nature à mettre en concurrence la perception d’un moment avec la réalité de ce moment, ce qui ne va pas sans poser problème. L’autre récit suit Jijingi, un jeune Tiv, qui vit l’irruption des Européens dans son village et, avec eux, l’arrivée de l’écriture. Son apprentissage de l’écriture va également l’amener à s’interroger sur la différence sur le sens de la vérité, entre les perceptions qu’en ont les participants à un événement et la manière dont celui-ci est consigné par écrit.
L’alternance entre les deux récits surprend au départ mais on ne tarde pas à en comprendre l’entrecroisement. Bien que les deux intrigues soient plaisantes à lire, celle concernant le journaliste m’a plus paru plus percutante, peut-être parce que la manière dont sa vie personnelle est bouleversée par la technologie nous est montrée de manière plus intimiste.
Le grand silence cherche à nous faire réfléchir au paradoxe d’une recherche de vie extraterrestre alors que d’autres espèces intelligentes se trouvent auprès de lui.
Le parti pris de faire parler le membre d’une espèce en voie d’extinction est touchant et bien amené. La dernière phrase de la nouvelle est à ce titre à la fois tendre et poignante.
Dans la nouvelle suivante, Omphalos, la narratrice est une scientifique laïque vivant dans un monde où le créationnisme est une vérité scientifique. Dieu a bel et bien créé les premiers végétaux, animaux et hommes, dont on retrouve les vestiges et les momies. Pourtant, la narratrice va faire une découverte bouleversante en partant à la recherche d’un voleur d’artefacts.
Ce récit se lit en quelque sorte comme une enquête policière puisqu’on suit les traces d’une chercheuse découvrant avec stupeur un trafic d’objets archéologiques. À travers son journal, on assiste tout autant à l’évolution de son enquête qu’à l’impact qu’ont ses découvertes sur ses réflexions personnelles et sa vision du monde.
L’angoisse est le vertige de la liberté est la seconde nouvelle la plus longue du recueil puisqu’elle fait presque cent pages. C’est néanmoins l’une de mes préférées. Dans ce récit, des prismes, sorte d’appareils électroniques, permettent de dialoguer avec son alter-ego provenant d’un monde parallèle. Cette possibilité se traduit par des opportunités inouïes d’apprendre ce qu’il se serait passé si on avait pris une autre route, fait une autre décision, mais comporte aussi son lot de désagréments. Dana, une psychologue, anime ainsi un groupe de soutien pour les personnes devenues dépendantes des prismes ou dépressives à la suite de leur utilisation. Avoir la sensation que ses doubles réussissent toujours mieux, d’avoir toujours fait le mauvais choix, n’est en effet pas toujours une sinécure. Dana elle-même se considère immunisée aux prismes puisqu’elle est certaine d’avoir déjà fait le pire choix possible dans sa vie. Au contraire, Ana, qui assiste à son groupe de soutien, travaille dans une sorte de cybercafé où il est possible de louer un prisme pour un certain temps et s’interroge sur son parcours de vie.
Cette histoire d’univers parallèles est très bien traitée : on y retrouve deux narratrices attachantes, avec des visions très différentes de l’usage pouvant être fait des prismes, mais aussi des personnages secondaires travaillés. L’action est au rendez-vous puisque le patron d’Ana, Murrow, est le roi des magouilles et va tout faire pour l’entraîner dans des combines risquées. L’angoisse est le vertige de la liberté conclut donc l’ouvrage en beauté... mais l’ouvrage n’est en fait pas tout à fait fini, une fois la dernière nouvelle parcourue.
Les nouvelles sont en effet suivies de notes sur les textes expliquant aux lecteurs leur genèse, le principe scientifique ayant présidé à leur création mais aussi les intentions de Ted Chiang à leur égard. J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ces quelques notes. J’ai par exemple découvert que les nouvelles La nurse automatique et Le Grand Silence avaient été réalisées pour accompagner d’autres œuvres à l’occasion d’expositions muséales : un artefact imaginaire dans le premier cas, une installation vidéo dans le second cas.
Expiration est un recueil dont se régaleront les lecteurs de SF à la recherche de réflexion et d’une grande diversité de styles de nouvelles.