Une plongée dans le Paris interlope des années 20, entre rêves et réalité, courses-poursuites et rebondissements, voilà la trame principale du dernier polar d’Olivier Barde-Cabuçon. Une entrée flamboyante dans le catalogue de la Série Noire des éditions Gallimard et un premier tome prometteur qui donne vie à une galerie de personnages hauts en couleur.
Tout d’abord, nous avons Varya, jeune femme blonde, fluette et insaisissable, aux pointes d’accent slave, arrivée de Russie le corps couvert de cicatrices et la mémoire en dents de scie. Lors d’un déboire dans les allées du Printemps, elle tombe par chance sur Alexandre Santaroga qui, en parfait gentleman, vient à sa rescousse. Avec son « visage aux traits réguliers » et « ses yeux noirs pétillants de malice et d’humanité », ce quadragénaire riche et bien élevé n’est autre que l’ancien élève de Freud, qu’il a d’ailleurs refusé de suivre pour s’aventurer dans les voies incertaines et controversées de la psychanalyse.
Charmé par la jeune femme et piqué à vif dans sa curiosité, il l’embauche pour le seconder dans l’enquête qu’il entreprend de mener sur la mort suspecte d’un ami et patient, Gabriel de la Biole. Ancien combattant de la Première Guerre mondiale, fréquemment en proie à des nuits agitées, ce dernier est retrouvé mort, la gorge tranchée, une note sur sa table de chevet laissant à penser que le malheureux s’est suicidé. « Cette nuit j’ai rêvé que je tuais quelqu’un quand je me suis réveillé j’ai réalisé que c’est moi que j’avais tuer ». Maculé de sang et truffé de fautes d’orthographe, le mot éveille les soupçons de Santaroga qui soignait ses troubles et a recueilli ses confidences lors des deux dernières années.
Avec l’aide de Varya, il va tenter d’infiltrer un mystérieux groupe auquel appartenait Gabriel : Le Cercle des rêveurs éveillés. A-t-il introduit la version d’Alice aux Pays des Merveilles ou davantage un loup dans une bergerie ? L’intrigue joue à cache-cache avec les méandres de l’imagination et la tentation de dangereuses alliances…
Cette histoire aux multiples facettes est très prenante malgré quelques longueurs dues à beaucoup de détails et de descriptions. Si bien qu’au départ j’ai même craint que la partie politico-historique autour des dérives complotistes entre fascistes/nationalistes/communistes prenne le dessus et relègue l’enquête criminelle au second plan.
Mais finalement c’est plutôt bien amené, sans être particulièrement compliqué une fois que l’on a bien intégré le contexte d’un Paris, ville de toutes les libertés, pour les classes les plus aisées. Terrain de jeux et de rencontres, la Ville Lumière regorge pourtant de dangers et de manigances qui laissent entrevoir les prémisses de la Seconde Guerre mondiale.
L’atmosphère est délicieusement sombre et électrique, on sent qu’à tout moment l’histoire peut vaciller. Et ses protagonistes avec ! C’est d’ailleurs l’autre aspect du livre : jouer sur les frontières entre psychanalyse et hypnose pour révéler toute la place de l’inconscient dans notre vie. Favorisé par la prise de psychotropes, cet état second permettrait ainsi à la pensée de s’exprimer en dehors du contrôle de la raison et de toute préoccupation sociale ou esthétique.
Pratique pour les loups à l’affut de nouvelles proies en manque de frissons ! D’autant plus quand ces dernières gravitent dans le milieu artistique borderline pour l’époque. Pour un psychanalyste en plein rejet freudien, c’est plutôt cocasse que tout autour de lui semble ultra-sexualisé : peintre lesbienne, poète gay, bourgeoise nymphomane, psychanalyste séducteur, mari inverti, prostituées et maisons-closes à gogo… La liberté semble à tout prix passer par le sexe et le dépassement des inhibitions.
Ce qui en soit n’est ni révolutionnaire, ni dérangeant mais le lecteur pourrait être lassé par certaines facilités scénaristiques à ce sujet. Santaroga passe le plus clair de son temps a essayer de démêler le vrai du faux dans les propos de ses patients et il est parfois difficile de distinguer les souvenirs refoulés d’une réalité exacerbée par leurs fantasmes ou bercée par des illusions collectives.
L’auteur rend toutefois hommage au cosmopolitisme de cette époque et l’on déambule avec grâce et délectation dans les soirées mondaines au côté de Tamara de Lempicka. Baignant dans l’ère du surréalisme, on retrouve également avec plaisir les cafés de la capitale, Montparnasse, la faune du Paris de la nuit, les bohémiens de la rive gauche et les écrivains américains d’avant-garde exilés. Rien de mieux qu’une parenthèse avec Ernest Hemingway, Djuna Barnes, Kay Boyle ou encore les frères et sœurs Léo et Gertrude Stein, ces collectionneurs de génie, pour contribuer à un bon moment de lecture qui sort de l’ordinaire !