Les Chroniques de l'Imaginaire

La colonisation du savoir - Boumediene, Samir

Comme l'indique son sous-titre, La colonisation du savoir a pour sujet l'histoire des plantes médicinales d'Amérique pendant les deux cent cinquante ans qui suivent le premier voyage de Christophe Colomb, en 1492. Il s'intéresse plus précisément aux différentes manières dont le savoir des autochtones dans le domaine médical s'est transmis (ou pas) aux colons européens et tout particulièrement espagnols, puisque c'est l'Espagne qui s'est taillée la part du lion dans la conquête du centre et du Sud du continent, soit la région qu'on appelle encore aujourd'hui « Amérique latine ». Certaines des plantes qu'ils intègrent à leur pharmacopée ont de quoi surprendre, comme le tabac, la coca ou le peyotl, mais cela nous rappelle que la définition de la médecine n'a cessé d'évoluer et que les visions procurées par le peyotl ont pu avoir, pour les Amérindiens, une portée guérisseuse.

Cette « colonisation du savoir » implique de nombreux acteurs et actrices, des guérisseurs du cru aux scientifiques n'ayant jamais quitté leurs officines d'Europe en passant par les commerçants de tout poil, l'administration coloniale ou encore l'Église, qui compte dans ses rangs aussi bien des inquisiteurs luttant contre la sorcellerie que des jésuites soucieux de la prospérité de leurs domaines. Dans ce petit jeu, les Amérindiens ne détiennent pas forcément les meilleures cartes, mais leur monopole initial sur le savoir leur permet de tirer parfois leur épingle du jeu.

Ce livre est une adaptation de la thèse soutenue en 2013 par Samir Boumediene, devenu depuis chargé de recherches au CNRS. Le moins que l'on puisse dire est que cela se sent : c'est un opus stimulant, mais très dense. Sa lecture ne nécessite pas d'être spécialiste de l'histoire coloniale de l'Amérique latine, mais il ne détaille pas outre mesure le contexte politique de la période (qui n'est pas son propos, du reste) et le risque de finir perdu face aux nombreux individus, lieux, organisations et événements évoqués dans le texte est bien présent, en dépit des quelques cartes disséminées çà et là et du style très clair de l'auteur. Même les entractes qui abordent l'évolution des représentations graphiques du Nouveau Monde, illustrations à l'appui, sont d'une érudition pas forcément des plus accessibles.

Mais si vous vous accrochez, vous découvrirez une fresque passionnante qui vous conduira des forêts de quinquina du fin fond du Pérou jusqu'à la cour de Versailles. Vous croiserez toutes sortes d'individus hauts en couleur, puissants comme anonymes. Vous assisterez à des rituels, à des procès, à des émeutes, à des expéditions militaires et scientifiques, et même à des recensements ! C'est une histoire très actuelle qui transparaît entre les pages, et les questions que se posaient les gens des seizième et dix-septième siècles sur la santé et leur rapport au corps rejoignent en bonne partie celles que nous nous posons toujours aujourd'hui, tout comme celles qui concernent les inégalités sociales, les rapports de domination et les échanges asymétriques.