Derrière la success story des grands éditeurs de comics Marvel et DC et de leurs déclinaisons au cinéma, des auteurs à l'imagination fertile travaillent d'arrache-pied pour créer les univers des super-héros. Parmi les plus emblématiques d'entre eux, le prolifique Jack Kirby. Moins médiatisé que son confrère Stan Lee, il fait pour la première fois l'objet d'une biographie dessinée, Jack Kirby, la vie extraordinaire du roi des comics publiée chez Huginn & Munnin.
Conçue sous forme de roman graphique raconté à la première personne, Tom Scioli use de ce procédé narratif pour mettre en avant le point de vue de Jack Kirby. Issu d'une famille d'émigrés juifs autrichiens, il naît en1917 à New-York dans le quartier pauvre du Lower East Side. A quatorze ans, alors qu'il venait de débuter des cours d'art au Pratt Institute, il doit y renoncer suite au licenciement de son père, conséquence de la Grande Dépression. Dès lors, il ne cesse d'enchaîner les petits boulots tout en travaillant en parallèle pour le compte du studio de Max Fleischer et de petites agences de presse.
Fasciné par les pulps Wonder Stories et nourri aux héros de cape et d'épée et aux films policiers, il commence sa carrière en autodidacte avant de rencontrer Joe Simon avec qui il entretiendra une collaboration au long cours et créera le personnage de Captain America chez Marvel. Le succès est immédiat mais Joe Simon et Jack Kirby découvrent que la l'éditeur ne les paie pas à hauteur de ce qui était prévu et partent rejoindre son concurrent, Detective Comics (DC). Puis survient l'incorporation militaire durant la Seconde guerre mondiale qui marque un coup d'arrêt à la carrière de Kirby et de ses collègues. Au milieu d'un massacre et de corps ensanglantés éparpillés au sol, il décrit : "Il y avait un cercle de soldats allemands dont le haut des corps formait comme une sorte de fleur au milieu. Quand on est dessinateur, on voit des choses, des motifs dans le chaos". Après avoir frôlé la mort plus d'une fois, il revient miraculeusement sain et sauf.
Il reprend brièvement le travail chez DC Comics avant de se faire remercier dans un contexte devenu ultra-concurrentiel où les super-héros ne font plus recette. Place désormais aux intrigues policières devenues populaires via les crime comics avec son acolyte Joe Simon. Mais c'était sans compter la révolution du nouveau média télévisuel qui fait une rude concurrence à la bande dessinée... avant qu'elle ne reprenne des couleurs avec le succès des comics horrifiques tels que Tales from the crypt. Un genre qui n'enchante guère Kirby - écœuré par les atrocités de la guerre - mais dans lequel son célèbre collègue Steve Ditko s'épanouit et excelle.
Le duo Simon & Kirby place alors ses espoirs dans le lancement de sa propre maison d'édition, en 1954. Mais mauvais timing puisque la parution de Seduction of the innocent du psychiatre Fredric Wertham a un impact désastreux sur la vente des comics. L'ouvrage est une violente diatribe qui accuse les crime comics de corrompre le jeune lectorat et d'être des pousse-au-crime. S'ensuit une campagne médiatique de diabolisation nourrissant une panique collective des parents qui vont jusqu'à organiser des autodafés publics. Sous pression, l'industrie de la bande dessinée décide de créer la Comics Code Authority, une organisation d'auto-régulation du contenu des comics. Mais cette initiative ne convainc que partiellement et nombreux sont les kiosques qui refusent de vendre des comics, même dans leur version expurgée. Nouvelle déconvenue et fin de l'aventure du studio Simon & Kirby qui, admettons-le, se questionnent peu sur la représentation de la violence.
Retour à la case DC Comics pour Kirby mais cette fois-ci en solitaire. Les commandes de récits de science-fiction affluent. Avec ses clones miniatures, ses voyages interdimensionnels et ses animaux post-apocalyptiques parlants, Kirby n'est jamais à court d'inspiration mais l'industrie reste sous perfusion... jusqu'en 1956, année marquant le début de "l'âge d'argent des comics". Ceux-ci prennent un nouvel élan avec l'engouement du public pour les genres science-fiction, western, romance et horreur.
Alors qu'en 1960, DC Comics lance la Justice league of America, Stan Lee et Jack Kirby s'allient pour créer les aventures de The fantastic four publiées chez Marvel Comics, en 1961. C'est à cette époque féconde que Kirby (co)crée ses plus célèbres personnages : Spider-Man, les X-Men et les Avengers dont sont issus Hulk, une variante de la figure du loup-garou, Iron man et Ant-Man. Mais Stan Lee s'octroie le crédit de son travail, tout comme il a tenté de le faire avec Wally Wood - le brillant auteur de EC Comics - qui claquera bien vite la porte. Animé par une flamme créatrice inextinguible, Kirby invente de nouveaux personnages tels que le Surfer d'argent, sorte d'ange déchu, ou Black Panther avant que les aventures de ses super-héros ne prennent vie en dessin animé, sans être crédité au générique. En 1974, Stan Lee publie Origins of Marvel Comics, un livre dans lequel il s'attribue le titre de créateur unique, aux dépens encore une fois de Jack Kirby qui n'aurait été que l'illustrateur de ses idées. Une version contestée par ce dernier.
Dans cette biographie consacrée à Jack Kirby, à la mise en page classique, c'est finalement une grande part de l'histoire des comics qui défile sous nos yeux. Sans temps mort, on observe les nombreux soubresauts et évolutions qu'a connu ce secteur mythique de l'édition dont Tom Scioli ne nous épargne pas les zones d'ombre. Guerre commerciale fratricide, procès à répétition et pratiques peu éthiques envers les auteurs pourtant créateurs de personnages devenus la poule aux œufs d'or des éditeurs, puis d'une industrie hollywoodienne qui n'en finit plus de s'autoplagier.
C'est l'envers du décor d'un milieu professionnel très rude que Kirby n'a jamais voulu quitter. Son obstination sonne comme un début de réponse au besoin "de transcendance qui est en chacun de nous" qui préside à ses interrogations : "Mais qui sont nos dieux ? Quelle forme notre société donne-t-elle à ses mythes et ses légendes ?". Face à la désacralisation du monde - du religieux au politique -, la nécessité du sens demeure et, avec elle, la redéfinition des notions de bien et de mal portées par les héros. En puisant dans les répertoires mythologiques (grec, nordique, égyptien) et judéo-chrétiens pour composer ses personnages, Kirby est devenu l'un des architectes d'une cosmogonie moderne peuplée de super-héros qui fascinent, déclinent et ne cessent de renaître, tels des phœnix, au fil des décennies.