En l'absence du duc Vincentio, la ville de Vienne est gouvernée par Angelo, un régent aussi froid qu'inflexible. Bien décidé à appliquer de manière rigoureuse toutes les lois, y compris celles tombées en déshérence sous la houlette bonhomme de Vincentio, il a décidé de condamner à mort Claudio, un jeune homme coupable d'avoir couché avec une femme sans l'avoir épousée. Le dernier espoir de Claudio réside en sa sœur, la chaste et pure Isabella, qui se prépare à entrer au couvent. Lorsqu'elle tente de fléchir le cœur de pierre d'Angelo, celui-ci, séduit par la beauté de la jeune fille, lui propose un marché inique : sa virginité en échange de la vie de son frère…
Mesure pour mesure est une drôle de pièce. Ce n'est pas par hasard que les spécialistes de l'œuvre de William Shakespeare la considèrent comme l'une de ses « problem plays », car elle ne semble pouvoir entrer dans aucune case bien définie. D'un côté, la menace de décapitation qui plane sur Claudio d'un bout à l'autre du récit et les longs monologues auxquels lui et sa sœur se livrent lui donnent des accents de tragédie. D'un autre côté, elle contient aussi de nombreux éléments comiques, avec des personnages ridicules comme le maquereau Pompée Lecul (sic) ou l'officier de police incompétent Lecoude, des quiproquos et jeux de mots en tous genres ou encore une fin heureuse caractéristique des comédies.
Aux yeux d'un lecteur moderne, la pièce se caractérise donc par un ton à la limite de la schizophrénie. D'une scène à l'autre, on se retrouvera à frissonner avec Isabella, craignant pour le salut de son âme et de celle de Claudio, ou bien à suivre les échanges grivois de la population masculine de Vienne, dont la principale crainte avec l'arrivée au pouvoir d'Angelo est la perspective de voir disparaître toutes les maisons closes de la ville. Les personnages féminins n'en mènent pas large au milieu de tout cela, leur rôle se limitant essentiellement à être des objets de désir ou des pions dans les machinations ourdies par le duc.
Le déroulement de l'intrigue est également curieux, puisque sa résolution est dévoilée dès le milieu de la pièce, lorsque Vincentio décrit le plan par lequel il compte déjouer le sinistre Angelo, un plan qui se déroule exactement comme il l'avait prévu. Certaines ambiguïtés restent sans résolution lorsque le rideau retombe, et il y a une demande en mariage qui tombe de nulle part pour couronner le tout. Mais ces problèmes n'en sont sans doute que lorsqu'on lit la pièce ; je soupçonne que la voir sur scène permet de mieux les appréhender. En tout cas, les questions qu'elle pose sur la nature corruptrice du pouvoir et l'opposition entre vice et vertu (sans parler de la place du sexe dans nos vies !) sont chevillées à l'âme humaine et restent donc tout à fait d'actualité aujourd'hui.
Comme pour La Tragédie de Richard III, l'édition bilingue proposée par Folio est irréprochable sur la forme. Texte original et traduction se font face, afin de marier au mieux accessibilité et fidélité au matériau de base, et l'appareil critique éclaire d'un jour bienvenu cette pièce pour le moins étrange, avec notamment une analyse des sources de Shakespeare et un retour sur l'histoire de ses différentes adaptations et mises en scène.