Nope est le troisième long métrage de Jordan Peele, après Get out et Us. Si ce second opus sur le thème du double maléfique sur fond de la lutte des classes nous est apparu moins convaincant, il faut bien admettre que c'est principalement en raison des attentes immenses suscitées après Get out. Avec ce brillant premier film coup de poing - oscarisé pour le meilleur scénario original -, le cinéaste était en effet parvenu à faire bouger le curseur du cinéma horrifique, en y superposant une violente critique sociale d'un pays gangrené par le racisme.
Dans un village reculé de Californie, Otis un dresseur de chevaux et sa sœur Emerald observent un changement comportemental soudain au sein de leur cheptel, quand survient la mort mystérieuse de leur père. Alors qu'ils tentent de maintenir à flot le ranch, d'autres phénomènes étranges vont se produire six mois plus tard.
Un faux blockbuster
Passée la séquence d’ouverture terrifiante filmée à distance, le spectacle tire sa révérence. A ceux qui s'attendent à un thriller horrifique, un film de science-fiction ou un western, sachez que Nope est tout cela et que dans le même temps, il ne l'est pas vraiment. On aurait pu croire à un remake de Cowboys et envahisseurs mais Nope, c'est un faux blockbuster. Une œuvre transgenre et passionnante dans sa revisitation des mythes hollywoodiens qui nous rappelle d'entrée de jeu que le premier film de l'histoire du cinéma - issu de l'assemblage de photos de Muybridge - montrait durant deux petites secondes un jockey noir sur un cheval au galop. Nope est un film-concept foisonnant d’idées, un véritable manifeste artistique et politique doublé d’une déclaration d’amour au cinéma. Son ambition est claire : réécrire l’histoire du cinéma en réintégrant les minorités invisibilisées et réaliser de nouveaux classiques. Prétentieux Jordan Peele ou trop conscient de son talent ?
Dès l’affiche du film, le ton est donné : l’image fascinante d’un cheval en apesanteur dans un ciel nocturne étoilé est une scène qu’on attend... mais qui n’existe pas dans le film alors que l’animal est une pierre angulaire qui sera associée plus tard à la figure de l’opprimé et au thème des rapports de domination. Tout sera de la même veine avec un Jordan Peele dans un double rôle de chef cuisinier et de serveur fantôme vous donnant à lire un menu qui vous fait saliver en vous faisant patienter avec un apéritif sans jamais vous apporter vos plats, tout en dissimulant des indices ça et là. Ce qui aurait habituellement constitué de simples notes préparatoires, le cinéaste en fait la matière même de Nope. Du méta-cinéma en somme, tout comme l'indique la scène ironique sur fond vert qui pourrait être une synthèse du film ou la première séquence tragique qui réapparaitra sous forme de réminiscences d'un trauma d'enfance pour devenir une intrigue secondaire puissante.
Les personnages semblent être de purs archétypes : on ne sait quasiment rien d’Otis Junior (Daniel Kaluuya), sinon qu’il est un jeune homme taiseux, apathique avec le sens des responsabilités. Sa sœur Emerald (Keke Palmer), lesbienne extravertie, politiquement engagée et frivole, voit ses velléités d’actrice contrariées. Le duo antinomique existe essentiellement à travers son statut de descendant du jockey noir immortalisé par Muybridge. Idem pour Angel (Brandon Perea), le technicien vidéo latino-américain s'improvisant ufologue, Ricky (Steven Yeun), l'ex-enfant acteur coréano-américain de sitcom et gérant-animateur de spectacles dans un parc d'attraction, ou Antlers (Michael Wincott), le directeur photo has been mégalo fourvoyé dans le milieu de la pub, qui sont réduits à leur seule fonction.
Des personnages au-delà des archétypes
Mais attendez voir qu'on gratte un peu sous les sabots des chevaux. Primo, tous font partie d'une industrie du spectacle et représentent les métiers invisibles d’un milieu qui ne sera pas épargné par le cinéaste. Secundo, l'étymologie des noms des personnages sème des indices tels des petits cailloux blancs à la manière d'Hansel et Gretel. Otis signifie la prospérité d’après sa racine anglaise mais aussi "celui qui entend bien" dans sa version grecque. Emerald est le terme anglais pour émeraude, signe du désir de reconnaissance sociale et/ou de la cupidité. Antlers Holst signifie littéralement "bois de cerf" qui pourrait définir un homme arrogant qui se prend pour le roi de la forêt. On peut aussi y voir une transposition du mythe d’Actéon le chasseur (d’images) observant à son insu la déesse de la nature sauvage Artémis nue (le nuage). Pour le punir, elle le transforme en cerf qui sera dévoré par ses chiens. Angel Torres se traduit par "l'ange des tours", soit la vigie qui surveille à distance la cité des anges (Los Angeles) par caméras numériques interposées. Quant à Ricky "Jupe" Park, c’est le parc de Jupiter bancal, Jupiter's claim étant le parc d’attraction, autrement dit l’invocation du dieu romain du ciel. Beaucoup de symboles liés à la mythologie gréco-romaine, aux contes et au judéo-christianisme.
Par ailleurs, le binôme Otis / Emerald ne représente-il pas les deux faces de la communauté afro-américaine, prise entre désespérance et militantisme ? En tant qu'héritiers imaginaires d'un jockey noir resté dans l'ombre de l'histoire du cinéma, ne sont-ils pas tout autant le chaînon manquant d'une filiation certes fantasmée dont le but est de redonner une identité à l'acteur noir anonyme et de bâtir une généalogie jusqu'ici en déshérence ? En définitive, le processus d'identification plus ou moins inconscient opère car chaque personnage est un élément signifiant du récit.
Une critique ambiguë de la société du spectacle
Assurément, le film polysémique offre de multiples niveaux de lecture à qui sait lire entre les lignes. Si l'intrigue, avare en scènes d'action, a pour seul enjeu de suivre les tentatives des protagonistes de filmer un étrange nuage métamorphe, c'est le but de cette mobilisation qui importe : attester de la véracité d'un phénomène extraordinaire, tout en espérant en tirer gloire et fortune. En parallèle de sa contestation violente d'une industrie hollywoodienne cannibale, ayant sacrifié sur l’autel du dieu dollar toute ambition artistique qui faisait jadis sa renommée mondiale, Jordan Peele fustige l’obsession contemporaine pour la vanité de la célébrité tout en dénonçant l'invisibilisation des minorités. Il s’interroge, en outre, sur notre rapport à l’image et la fameuse pulsion scopique tout en livrant une réflexion sur le cinéma via ses techniques (usage des effets spéciaux, du matériel argentique versus numérique), le traitement de ses équipes (dresseur animalier, chef-opérateur, animaux, expert numérique, costumier, figurant) et sa capacité à capter le réel, l’extraordinaire voire l’indicible. Mais que peut bien signifier pour un cinéaste le fait de critiquer la société du spectacle ? D'autant plus qu'ici, la métaphore du monstrueux nuage avalant tout sur son passage, animaux et humains compris, mais recrachant les artefacts et les symboles du matérialisme - objets hétéroclites et pièces d'un dollar -, reste pour le moins ambiguë sinon contradictoire. Le budget de Nope est, en effet, digne d'un blockbuster (68 millions de $ contre 20 pour Us et 4,5 pour Get out) tandis que l'exploitation financière du décor de Jupiter's claim - remonté entièrement au sein du parc d’attraction des studios Universal d'Hollywood - est d'ores et déjà en marche. Entre respect et trahison du théoricien Guy Debord, entre le cœur et la raison, Jordan Peele balance.
Un film truffé de références cinéphiliques
Pas ambiguës mais implicites en revanche sont les références pléthoriques du film dont les plus évidentes sont un hommage à l’âge d’or des westerns faisant la part belle aux grands espaces et à la Nature magnifiés par le chef-opérateur Hoyte Van Hoytema (Interstellar, Dunkerque, Ad astra) qui excelle notamment à éclairer la nuit américaine, une technique de tournage en plein jour de scènes figurant une nuit factice. Évidentes aussi, les connexions avec les cinéastes du Nouvel Hollywood : E.T. et La guerre des mondes de Spielberg, le cinéma de John Carpenter via l'acteur Keith David (The thing, Invasion Los Angeles), le père des deux anti-héros. On pense également à l'iconique Magicien d'Oz avec son héroïne emportée par une tornade qui atterrit au pays d'Oz avant de rejoindre la Cité d’Émeraude – rappel du prénom de la sœur - pour demander l'aide d'un magicien qui apparaît sous les traits d'une tête flottante et s'avère n'être qu'un vulgaire manipulateur usant d'artifices pour faire croire à ses supposés pouvoirs magiques. De ce point de vue, le parallèle avec les franchises hollywoodiennes interminables, dont l’insignifiance est difficilement masquée par un déluge d’effets spéciaux, parait saisissant. On n'oublie pas non plus l'attaque des singes volants faisant écho à la scène d’ouverture qui signe la revanche des animaux sur les humains maltraitants.
Des clins d’œil à la japanime et au manga horrifique
Et pour finir, une nouveauté avec la japanime qui vient s'immiscer notamment à travers la scène de la moto dans Akira et le nuage métamorphe marquant une parenté avec The third impact, un épisode de The End of Evangelion. Et une mention particulière au manga horrifique de Junji Itō, L’énigme de la faille d’Amigara. Côté bande son, le métissage culturel domine encore avec une musique épique estampillée western, des sons métalliques anxiogènes propres au genre horrifique et de la soul en deuil avec les titres de Dionne Warwick et The lost generation, sans omettre les symboles macabres du Dia de muertos mexicain présents dans le décor. On pourrait égrener l'inventaire encore longtemps et spéculer sur des hypothèses interprétatives ad nauseam...
Sans conteste, ce véritable jeu de pistes tiendra en haleine les cinéphiles voire les otakus un bon moment, histoire de gérer la frustration en attendant le prochain opus du cinéaste. A l’image du nuage vorace, Jordan Peele fait feu de tout bois et embrasse un nombre incalculable de thématiques. Au risque de perdre le spectateur, il démontre avec brio et démesure sa capacité à transfigurer colères et douleurs à travers une œuvre révoltée et mélancolique qui s’appuie sur un héritage comme un tremplin pour construire celui de demain.