Les Chroniques de l'Imaginaire

Abattoir 5 - Vonnegut, Kurt

Du 13 au 15 février 1945, la ville allemande de Dresde, capitale de la Saxe et « joyau de l'Elbe », célèbre pour son architecture baroque, est la cible d'un bombardement allié d'ampleur exceptionnelle. Au cours de ces trois journées, les forces aériennes britanniques et américaines déversent des milliers de tonnes d'explosifs sur la ville. Les munitions incendiaires donnent naissance à une tornade de flammes qui dévaste tout sur son passage ; près de 25 000 personnes y perdent la vie dans des circonstances atroces. Parmi les survivants se trouve un jeune prisonnier de guerre américain : Kurt Vonnegut. Il va lui falloir plus de vingt ans pour parvenir à donner un sens à cet événement cauchemardesque en écrivant son roman le plus célèbre, Abattoir 5, considéré depuis sa parution en 1969 comme un chef-d'œuvre de la littérature américaine et l'un des meilleurs romans anti-guerre jamais écrits.

Abattoir 5 raconte l'histoire de Billy Pilgrim, un troufion américain qui, comme Vonnegut, est capturé par les Allemands en 1945 et se retrouve à Dresde lors du bombardement de la ville. Mais ce n'est même pas l'événement le plus marquant de sa vie, car vingt ans plus tard, le soir de sa nuit de noces, il est enlevé par des extra-terrestres venus de la planète Tralfamadore qui veulent l'exposer dans une sorte de zoo. Les Tralfamadoriens ont une conception très particulière du temps, qui n'est pour eux qu'une dimension comme les autres et qu'ils n'appréhendent pas de manière linéaire, comme les humains, mais tout d'un bloc. Le concept de libre-arbitre n'est ainsi à leurs yeux qu'une douce plaisanterie. Billy est quant à lui « décollé » du temps : il peut visiter chaque instant de sa vie, de sa naissance à sa mort en passant par son enfance, son mariage, sa carrière d'opticien, son séjour sur Tralfamadore où il forme brièvement un couple avec une starlette de Hollywood, ses discours à un public incrédule sur la nature du temps, et bien sûr, Dresde.

Abattoir 5 est un roman déroutant. Le style de Kurt Vonnegut est très clair et dépouillé, avec des phrases à la syntaxe simple dont plusieurs reviennent comme des mantras au fil du texte. « Ainsi vont les choses », la devise fataliste des Tralfamadoriens et de Billy Pilgrim, est répétée plus de cent fois au fil des pages ! Cette simplicité formelle rend plus facile à appréhender la structure complètement éclatée et non-linéaire du récit. Le premier chapitre, écrit à la première personne, se présente comme une préface dans laquelle l'auteur explique le processus qui l'a conduit à écrire ce livre ; sauf qu'il ne s'agit pas d'une préface, mais bien d'un premier chapitre, et que tout ce que Vonnegut y dit ne doit pas être pris pour argent comptant.

Ensuite, comme Billy, le lecteur est ballotté d'une époque à une autre, connaît la fin avant le début et les conséquences avant les causes, avec pour seul fil rouge les semaines traumatiques qu'il passe en Allemagne, qui sont elles racontées dans l'ordre chronologique. En soi, la vie de Billy Pilgrim n'a rien de particulièrement intéressant et la décrire de manière linéaire aurait de quoi faire bâiller, surtout que le protagoniste se montre d'une passivité presque constante. Pourtant, la manière dont les différentes phases de sa vie s'entrechoquent permet de mettre en relief de manière saisissante les horreurs de la guerre. L'humour très sardonique de Vonnegut y contribue également beaucoup : ce n'est pas le genre à vous faire rire aux éclats, plutôt à vous envoyer un direct au creux de l'estomac.

À défaut de trouver une solution au problème philosophique de la guerre, Abattoir 5 nous invite à savourer les bons moments de la vie sans trop s'appesantir sur les mauvais. Ce n'est pas un mauvais message à méditer.