Les Chroniques de l'Imaginaire

Le dragon de lune - Bogoraz, Vladimir

Nous sommes au Paléolithique, quelque part dans la steppe eurasiatique. Les membres de la tribu des Anaki mènent des existences de chasseurs-cueilleurs nomades. La nourriture est leur principal souci et les hommes passent le plus clair de leur temps à chasser le renne, tandis que les femmes s'occupent des enfants et se livrent à toutes sortes de travaux manuels. Leur vie est rythmée par le passage des saisons et les rituels qui se succèdent pour marquer le passage à l'âge adulte des jeunes ou la période nuptiale, sous l'égide des sorciers de la tribu, intercesseurs de la volonté des dieux que sont la Soleil ou le Lune.

Au printemps, la faim tenaille les Anaki. Pour obtenir une bonne chasse, Youn le Noir promet au Dragon de Lune une belle génisse blanche, et la divinité semble entendre sa prière, puisqu'un grand troupeau de rennes ne tarde pas à se montrer, mené par une femelle blanche d'une beauté spectaculaire. Mais le jeune Yarri, qui n'a pas encore accompli le rituel de maturité et ne devrait pas se trouver là, empêche malgré lui Youn de s'emparer d'elle. Pour cet outrage, la tribu le condamne à l'exil. Sa bien-aimée Ronta décide de l'accompagner, ce qui attire sur elle la malédiction de la vieille Issa. En leur absence, un terrible fléau s'abat sur les Anaki : serait-ce le châtiment du Dragon de Lune ? Mais comment l'apaiser ?

Les éditions Callidor poursuivent leur œuvre de redécouverte des pionniers de la fantasy en publiant ce roman de Vladimir Bogoraz (1865-1936). D'origine ukrainienne, ce poète et écrivain, soupçonné d'activités révolutionnaires, passe une décennie en exil en Sibérie à la fin du dix-neuvième siècle. Il s'y découvre une vocation d'ethnologue et étudie de près les mœurs de plusieurs peuples vivant à l'extrémité nord-orientale du continent asiatique, près de l'océan Arctique, notamment les Tchouktches. Ses recherches ethnographiques constituent le matériau brut à partir duquel il va écrire ce Dragon de lune, publié en 1909.

Ainsi, bien que le roman soit censé prendre place à la Préhistoire, les Anaki s'inspirent en grande partie de ces peuples d'Extrême-Orient alors considérés comme « primitifs », comme Bogoraz l'admet lui-même dans sa postface. Une bonne partie du récit est consacrée à la description de leurs us et coutumes, au point que l'on a parfois l'impression de lire un compte-rendu scientifique plutôt qu'un roman de fantasy. Les personnages sont toujours décrits avec une certaine distance, même lorsqu'il leur arrive des choses atroces, et la tension narrative est relativement réduite au cours des premiers chapitres, ce qui contribue à cette sensation.

En fait, ce n'est que dans le tiers final du livre que le dragon titulaire fait son apparition et que le rythme commence vraiment à accélérer. Les pages qui ont précédé nous ont permis de nous familiariser avec les membres de la tribu : maintenant, les choses sérieuses commencent. C'est aussi à ce moment-là que le roman mérite le plus sa classification dans le genre fantasy, avec ce monstrueux dragon tout droit sorti des mythes fondateurs de l'humanité. Bien qu'il ne prononce pas la moindre parole, c'est sans doute le personnage le plus marquant de tout le livre, tout aussi incompréhensible et terrifiant pour nous qu'il l'est pour les Anaki.

Plus d'un siècle a beau s'être écoulé depuis sa parution, Le dragon de lune reste une lecture plaisante et entraînante aujourd'hui. Comme d'habitude, le travail des éditions Callidor contribue à ce plaisir en nous offrant un objet de belle facture, élégamment illustré par Asthenot qui capture bien l'atmosphère des passages les plus fantasmagoriques. Il comprend également une postface de Viktoriya et Patrice Lajoye, spécialistes bien connus de la science-fiction russophone et responsables de la traduction du livre, pour remettre en contexte ce roman et son auteur. De la bien belle ouvrage pour un bien bel ouvrage.