Les Chroniques de l'Imaginaire

Léopard noir, loup rouge (Dark Star - 1) - James, Marlon

Pisteur a du nez, et pas qu'un peu. Qu'il sente une odeur et il pourra toujours retrouver son propriétaire, même à l'autre bout du continent. Un tel don, ça s'exploite, alors Pisteur en a fait son métier : il erre de ville en village, retrouvant enfants perdus et maris volages contre espèces sonnantes et trébuchantes. Un jour, il est contacté par un marchand d'esclaves qui veut qu'il retrouve un jeune garçon. Cette histoire ne tient pas debout, mais malgré ses doutes, Pisteur accepte.

C'est le début d'une quête qui va le conduire d'un bout à l'autre des territoires du Nord, de Malakal la décrépite à la cité arboricole de Dolingo en passant par les terribles Terres Sombres et les dix et neuf portes. Contrairement à son habitude, il ne sera pas seul, puisque d'autres mercenaires sont sur le coup : Sogolon, la Sorcière de la Lune, Sadogo, le géant triste, Nyka, un ancien amant qui l'a jadis trahi, et surtour Léopard, le métamorphe avec qui il entretient depuis longtemps une relation aussi profonde que changeante.

Commençons cette chronique, une fois n'est pas coutume, par un avertissement. Léopard noir, loup rouge est un roman particulièrement cru et violent, à un degré tel que même la comparaison avec Le trône de fer qui figure en quatrième de couverture relève de l'euphémisme. Hommes, femmes et enfants y sont brutalisés, violés, mutilés, torturés et tués à un rythme soutenu, pas nécessairement dans cet ordre, et les descriptions de Marlon James ne vous épargneront aucun détail. Si vous voulez ouvrir ce livre, sachez à quoi vous attendre !

Le gros point fort de Léopard noir, loup rouge, c'est son univers. Adieu elfes, dragons et gobelins, bonjour oiseaux-tonnerre vampiriques, démons buveurs de sang et suceurs de moelle et autres métamorphes capables de passer de la hyène ou du léopard à l'homme. Marlon James puise dans divers folklores africains pour peupler les territoires du Nord où évoluent Pisteur et ses compères, ouvertement inspirés de l'Afrique subsaharienne de la période précoloniale. La société y diffère significativement de la féodalité à l'européenne, avec une vision très différente des liens familiaux et de l'homosexualité et un rôle significatif dévolu à la culture orale des griots. C'est un univers envoûtant et crédible, mais également sombre et violent. Je me suis parfois demandé s'il ne risquait pas d'entretenir le cliché de l'Afrique « continent noir et sauvage », mais je pense que c'est en grande partie dû au fait que l'on suit un protagoniste qui est lui-même sombre et violent. La misogynie et la brutalité de Pisteur, aussi compréhensibles et compensées par d'autres traits de caractère plus positifs soient-elles, ne sont ni excusables ni excusées et la part sombre de son identité ne peut qu'entacher la fiabilité de l'histoire qu'il narre.

La structure du roman apporte encore davantage d'ambiguïté à ce récit. Elle est très peu linéaire et effectue de nombreux allers-et-retours dans le temps, pas toujours fléchés de manière très nette, ce qui pourra égarer un lectorat trop distrait (encore un point qui rend les comparaisons avec Martin ou Tolkien franchement spécieuses). On pourra en dire autant des dialogues, qui se résument fréquemment à des échanges sibyllins dans lesquels aucun participant ne semble vouloir énoncer clairement son propos sans raison évidente. D'un côté, cela contribue à donner au livre une ambiance onirique, voire hallucinée ; mais c'est aussi frustrant par moments tant les motivations des personnages sont souvent nébuleuses. Cela ne les empêche pas pour autant d'être fort mémorables, qu'ils soient plaisants ou détestables (ou parfois les deux).

L'intrigue repose sur le principe bien connu en fantasy de la quête, avec voyage d'un lieu à un autre et recueil d'indices pour déterminer l'étape suivante. Pour éculée qu'elle soit, cette trame est efficace pour donner envie de tourner les pages et elle offre un ancrage bienvenu à la narration non-linéaire. Un point sur lequel James mérite bien d'être comparé à Martin, c'est qu'il n'épargne rien à ses personnages et je ne vous spolierai rien de l'intrigue en vous révélant que l'histoire de Pisteur ne finit pas bien du tout pour la quasi-totalité des personnes impliquées.

Comme le suggère la longueur de cette chronique, Léopard noir, loup rouge fait partie de ces livres qui donnent beaucoup à réfléchir sur toutes sortes de sujets. Ce n'est pas un roman à mettre entre toutes les mains, mais il est d'une telle puissance que s'il vous happe, il ne vous lâchera plus. Deux autres tomes sont censés le suivre pour former une trilogie relatant les mêmes événements du point de vue de trois personnages différents et j'ai déjà hâte de voir comment ce concept intriguant sera traité par Marlon James.