Ella est une jeune étudiante de quinze ans. Victime de la polio dans son enfance, elle en a gardé de graves séquelles et ne peut se déplacer qu'avec des béquilles. Si cela ne lui facilite pas toujours la vie, cela ne l'empêche pas de mener de brillantes études dans le domaine du spiritisme. Son intelligence attire l'attention de l'excentrique Dr Belhoria, qui souhaite qu'elle l'assiste dans son grand projet du moment : l'étude d'un jeune médium particulièrement réceptif, qui semble capable d'aller et venir à volonté de l'autre côté du voile de la mort. Les expériences que les deux scientifiques vont mener avec et sur lui seront le point de départ de bouleversements inouïs, avec l'émergence dans le monde des défunts d'une figure charismatique et conquérante : le Tyran.
Quel étrange livre que ce Tyran ! Je m'y suis plongé sans rien connaître de son auteur, Michael Cisco, intrigué par l'avis dithyrambique de Mélanie Fazi qui en a assuré la traduction française. Ce n'est pas du tout un roman facile d'accès : les premières pages s'adressent directement au lectorat, à la deuxième personne du pluriel, pour l'entraîner dans un monde qui ressemble au nôtre, mais pas tout à fait. C'est un monde dans lequel les médiums ont d'authentiques pouvoirs, les ectoplasmes existent réellement et sont l'objet d'études scientifiques. Au sein de ce monde décalé, on se retrouve à suivre les aventures elles-mêmes décalées d'Ella et c'est à mon sens le premier point d'achoppement du livre : faute de mise en place bien définie, impossible de savoir si les choses qui se produisent, toutes plus bizarroïdes les unes que les autres pour nous, le sont également pour Ella ou pas.
Michael Cisco choisit en effet de ne pas établir de règles claires au fonctionnement de son univers. Le récit baigne par conséquent dans une atmosphère trouble et onirique, renforcée par de longues descriptions qui relèvent quasiment du courant de conscience, avec une succession de phrases longues dépourvues de virgules qui coulent comme de l'eau. Il faut se laisser porter par le flot et ne surtout pas chercher à retenir les mots, car ils ne feraient que vous couler entre les doigts. Malgré l'indéniable élégance et les images très percutantes qui surnagent çà et là au milieu de ces poèmes en prose, j'avoue avoir fini par être lassé de ces longs passages et j'ai davantage survolé que lu les derniers chapitres.
Difficile de dire grand-chose au sujet de l'intrigue, qui ressemble davantage à un prétexte pour enchaîner des descriptions toujours plus baroques. Certains passages sont particulièrement exaltants, notamment lorsque le Tyran part en guerre à la tête de ses armées de défunts, mais cet acmé se situe étrangement vers le milieu du livre, ce qui a contribué à me faire piquer du nez sur les dernières centaines de pages. Ella est une protagoniste attachante et plaisante à suivre, avec un caractère bien trempé, mais elle est le seul personnage un tant soit peu développé, les autres, plus vagues et impénétrables, s'inscrivant davantage dans le registre onirique global.
Dans l'ensemble, je ne regrette pas d'avoir lu Le tyran, mais il plaira sans doute davantage aux amatrices et amateurs de belle langue et de visions hallucinées. Si vous aimez les histoires bien carrées où tout est résolu et expliqué à la fin, vous resterez peut-être sur votre faim.