Dernier roman achevé par Charles Dickens, L'Ami commun a d'abord paru sous forme de feuilleton en dix-neuf épisodes entre 1864 et 1865 avant d'être publié en un seul volume en décembre 1865. Fidèle à ses habitudes, il profite de ce roman pour dépeindre une société sclérosée par l’opposition entre riches et pauvres à travers une sombre histoire d'héritage...
Un vieil homme riche et misanthrope décède. Il lègue toute sa fortune à son fils John Harmon à deux conditions : qu'il revienne en Angleterre après des années passées à l'étranger et qu'il épouse Bella Wilfer. John est censé se présenter devant le notaire mais n’apparaît pas. Pour cause, un cadavre avec ses papiers d'identité est repêché dans la Tamise ! La situation change du tout au tout, ce sont les humbles et loyaux employés du défunt, M. et Mme Boffin, qui héritent de ses biens. La pauvre Bella, qui se croyait aux portes de la richesse, voit ses rêves de belle vie s'écrouler.
Le roman s'ouvre d'abord sur une étrange scène, où l'on découvre une jeune femme, Lizzie, et son père batelier sur la Tamise. Elle semble effrayée et les circonstances font qu'on se demande si son père n'a pas quelque chose à cacher. S'il n'aurait pas l'habitude d'aider des hommes à tomber à l'eau pour récupérer leurs bien en prétendant les avoir trouvés par hasard. Dès lors, le lecteur est amené à penser que John a été crapuleusement assassiné par le père de Lizzie. La suite lui donnera-t-elle raison ? Ou le meurtre trouve-t-il d'autres origines ?
Si on regarde l'intrigue principale à proprement parler, elle semble pouvoir être résumée en quelques lignes. La trame parait en effet simple et lisible. L'héritier est décédé et Bella doit se faire à l'idée qu'elle ne sera jamais riche. D'un autre côté, la fortune tombe sur M. et Mme Boffin qui ne s'y attendaient pas du tout. Bienveillants et reconnaissants, ils prennent sous leur aile Bella, qui voit qu'elle est convoitée par John Rokesmith, le secrétaire particulier des Boffin, apparu soudainement dès les premiers jours de leur nouveau statut de riches. L'amour finira-t-il par naître entre les deux, montrant ainsi que la richesse du cœur est plus importante que celle du porte-monnaie ? Un résumé bien facile qui en réalité ne rend pas du tout compte de la richesse du roman.
Car entre l'incipit de L'Ami commun et ses dernières lignes, que de rebondissements ! Charles Dickens maîtrise à merveille les rouages d'une intrigue ciselée, livrant au moment où on ne s'y attend pas une information de la plus grande importance remettant tout ce que nous savions en perspective. La mort de John Harmon engendre deux intrigues parallèles, d'un côté Bella et les Boffin et de l'autre, Lizzie. Ces deux intrigues sont étroitement liées, elles se croisent, s'éloignent et s'entremêlent, témoignant du talent d'écriture de Charles Dickens. Les personnages secondaires, multiples, n'en sont pas. Ils sont tous précisément dépeints, tant physiquement que de caractère. Et leur rôle n'est jamais figuratif. C'est ce qui rend la lecture si prenante et addictive : il n'y a pas de longueurs. Chaque phrase a sa place et son importance. Elle permet au lecteur de voir le décor, de visualiser les gestes et les regards, de saisir les émotions ; en un mot, d'être pleinement ancré dans l'action. Ainsi, ce sont près de mille-deux-cents pages qu'on lit avec un plaisir sans cesse renouvelé. Et que peu à peu, le titre prend tout son sens.
En plus de l'histoire, il y a le style Dickens. Il s'ingénie à décortiquer avec une ironie mordante les travers de la société britannique de l'époque, le plus frappant étant les différences des classes sociales. Les nouveaux riches, représentés par les Veneering, sont épinglés avec beaucoup d'humour. Parmi les personnages phares, il y a aussi Mlle Wren, une jeune fille boiteuse qu'on croirait tout droit sortie de l'imagination de Tim Burton ; l'instituteur dévoué qui finalement n'a pas le cœur aussi pur qu'on pourrait le croire ; M. Wilfer dont la bonté et la jovialité égaient les passages dans lesquels il apparaît. Et tant d'autres !
L'Ami commun est une œuvre foisonnante, une sorte de tableau géant dont on voit le thème principal mais qui regorge de centaines de détails tous aussi précieux les uns que les autres. Charles Dickens nous plonge véritablement dans le Londres victorien, avec sa brume et ses boissons revigorantes. C'est un roman dense et puissant et, comme le lecteur de 1864, nous le lisons à la manière d'un feuilleton, savourant les épisodes et attendant avec gourmandise de connaître la suite.
Merci aux éditions Folio pour cette réédition qui permet de redonner de la visibilité à ce titre injustement méconnu.