Les Chroniques de l'Imaginaire

Penser l'Europe - Morin, Edgar

A l'heure où la guerre en Ukraine soumet le monde, et l'Europe, à de nouveaux enjeux, Penser l'Europe connaît une nouvelle édition. Cet ouvrage d'Edgar Morin n'en est pas à sa première mouture. Écrit en 1982, puis révisé et complété, il nous révèle sa genèse et ses évolutions dès les premières pages, à travers les multiples préfaces de son auteur, et jusqu'à ses dernières pages. Dans ses préfaces, Edgar Morin revient sur son rapport à l'Europe en dévoilant quelques épisodes de sa vie bien remplie : il est centenaire au moment de cette nouvelle réédition. Ce rapport très personnel à l'Europe éclaire le contenu de l'ouvrage, tentative pour dévoiler cette entité mystérieuse qu'est l'Europe.

Il semble en outre impossible de faire l'impasse sur l'identité de l'auteur : Edgar Morin, anti-fasciste dès la guerre d'Espagne, pacifiste, un temps communiste, juif non pratiquant, résistant, penseur autodidacte qui parvint à devenir sociologue au CNRS. Témoin des atrocités perpétrées durant la Seconde Guerre Mondiale, de la destruction de l'Allemagne puis de sa reconstruction, scindée, puis de sa réunification, Edgar Morin a naturellement changé sa perception de l'Europe - et particulièrement d'une Union européenne - au cours de son existence. ll en appelle désormais à une Europe refuge au milieu d'un monde s'acheminant vers de multiples crises.

Mais passons au contenu de l'ouvrage à proprement parler. Penser l'Europe est découpée en parties thématiques.

La première partie se consacre aux métamorphoses de l'Europe, évoquant son existence avant même l'apparition de la notion vers 750, l'Europe médiévale fracturée, celle plus tumultueuse apparue à la Renaissance et ayant vu l'avènement des États-nations. Son dernier chapitre, Un fondement sans fondement, s'affranchit quelque peu de la clef d'entrée historique pour faire ressortir le caractère systémique de l'Europe.

La deuxième partie Le bouillon de culture s'intéresse à ce que l'auteur considère comme l’originalité de la civilisation européenne : l'humanisme, la raison, la science, la philosophie. Chacune de ces composantes est abordées à travers un chapitre dédié, à travers encore une fois un ordre plutôt chronologique.

La nouvelle conscience, troisième partie, nous emmène dans l'Europe de 1945, devant se reconstruire sur les cendres d'une autre Europe, dévastée. Le développement d'une nouvelle conscience européenne par l'apparition de nouvelles tendances historiques ; les crises liées à la diversité culturelle, à l'écologie, au régionalisme, à l'évolution des mœurs ; mais aussi les nouveaux points de fragilité de l'Europe comme sa dépendance énergétique sont autant de points abordés dans cette partie.

La dernière partie, Une communauté de destin, nous ramène à 1945 où la nécessité de se créer un destin commun pour survivre se fait prégnante, puis nous montre les balbutiements de cette communauté en gestation. C'est ici que la date d'écriture de l'ouvrage pourrait se faire le plus sentir puisque la partie s'arrête sur des réflexions sur l'Europe de l'Est et notamment sur l'URSS. Cependant, les clefs de lecture paraissent pouvoir s'appliquer également dans le cas de la Russie actuelle. Le second épilogue, écrit en 1990, vient en outre prolonger l'analyse en tenant compte de l'effondrement de l'URSS.

Penser l'Europe est un ouvrage d'une grande érudition. Le style d'écriture d'Edgar Morin est fluide et plaisant à lire. Bien qu'accessible, le livre aborde certaines notions qui pourront paraître compliquées aux lecteurs n'ayant pas de bagage historique ou politique. Ayant moi-même suivi des cours d'histoire politique, j'ai retrouvé dans ces pages des concepts vus en cours, abordés sans explication supplémentaire. Je n'ai pas été déroutée puisque je les avais étudiés mais je ne saurais pas me prononcer sur la capacité de tous les lecteurs à suivre les propos développés. Or, ceux-ci sont éclairants. Si certains m'étaient déjà connus, d'autres m'ont amenée à réfléchir et je pense que de multiples lectures et que d'autres temps de réflexion me seront nécessaires pour les digérer intellectuellement.

Sur une toute autre note, j'ai apprécié la tonalité de l'ouvrage qui, bien qu'il évoque parfois des périodes bien sombres de l'histoire européenne et prédise d'autres périodes tout aussi sombres pour l'avenir, parvient à ne jamais être pesant. Plein d'allant, l'auteur invite au contraire à trouver des solutions, à agir face à l'adversité. Cela rend la lecture d'autant plus plaisante et on sent à travers les pages la passion d'Edgar Morin pour son sujet.

Pour résumer, Penser l'Europe plaira, comme son titre l'indique, aux lecteurs s'intéressant à l'Europe, curieux, prêts à réfléchir aux concepts sous-tendant l'Europe.