Les Chroniques de l'Imaginaire

Madones et putains - Antico, Nine

Destination l’Italie du sud pour ce roman graphique dense, structuré comme un triptyque autour de trois personnages féminins : Agata, Lucia et Rosalia. Double triptyque d’ailleurs puisque trois saintes martyres aux prénoms identiques leur font écho : Santa Agata de Catane, Santa Lucia de Syracuse, toutes deux envoyées de force dans un lupanar afin d’éprouver leur sainteté, et Santa Rosalia de Palerme qui s’est cloîtrée pour rester vierge.

En 1911, Agata est envoyée dans un institut par son père, le comte Trigona, après l’assassinat sordide de sa mère par son amant éconduit. Il entendait ainsi épargner sa fille aînée, personnage fictif créé par l’auteure à partir de cet événement réel. Le procès qui suivit, devenu affaire d’État, a été marqué par la première manifestation de milliers de femmes italiennes en colère après un féminicide.

Pendant les bombardements alliés, en 1943, la jeune Lucia se réfugie avec une amie dans les catacombes napolitaines où elles rencontrent des GI’s. Tondue pour avoir flirté avec un déserteur allemand qui tua involontairement son amie Concetta, fille de mafioso, Lucia vit recluse chez ses parents pour éviter le déshonneur familial. Lorsque ses cheveux repoussent, elle apparaît sur son balcon et est alors remarquée et courtisée par un homme d’affaires.

Quant à Rosalia, elle est le double fictionnel de Rita Atria. Née en Sicile au sein d’une famille mafieuse, elle décide de collaborer avec le juge Borsellino après la mort de son frère. Brisant l’omerta de rigueur dans le milieu, le procès retentissant contre les assassins de son père permet le démantèlement de réseaux de la Cosa nostra. Durant ce procès, le juge anti-mafia est victime d’un attentat, en 1992.

La narration complexe superpose plusieurs strates entre fiction et réalité, entre hagiographie détaillant la vie des saintes et récits de vies de femmes du XXe siècle. Il y est notamment question de patriarcat, du rapport culpabilisant à la sexualité féminine, de religion, de (sur)vie, de mort et de résurrection. Nine Antico nous invite à entrer dans les profondeurs de l’histoire, au sens propre comme au figuré, à travers cryptes et catacombes qui constituent la ville souterraine de Naples. Dans ces anciens cimetières paléochrétiens, reconvertis en abris pendant la Seconde guerre mondiale, on découvre des rituels funéraires et des croyances populaires étonnants. Ailleurs, c’est la mythologie grecque qui refait surface autour de Naples, jadis baptisée Partenope, en référence à la sirène qui tenta de séduire Ulysse par son chant virginal, avant de se laisser mourir suite à son échec. Partenope, bâtie sur la dépouille de la sirène, sera rebaptisée Neapolis.

Les trois parties se déclinent dans un noir et blanc expressionniste et une mise en page éclatée en résonance avec des contes macabres où la mort et la sexualité sont partout présents. A travers le destin tragique de trois femmes, à qui l’auteure redonne corps et parole, c’est l’histoire de siècles de domination masculine et son ancrage dans l’inconscient collectif qui sont mis en lumière. C’est aussi un appel à réinventer la féminité - au-delà de la dichotomie mortifère vierge/putain - comme le suggèrent la couverture figurant une Vénus botticellienne en version brune et les espaces en friche poétisés clôturant l’album. Nine Antico signe ici un roman graphique passionnant par sa richesse thématique et sa relecture de l’histoire sociale sicilienne qui évite tout manichéisme.