Océanique se compose de treize textes de l'écrivain australien Greg Egan parus à l'origine entre 1989 et 2008. Parler de « recueil de nouvelles » à son sujet serait un brin trompeur, car il rassemble des œuvres de taille très variable et certaines sont si longues qu'elles relèvent davantage du roman court, ou novella en anglais. Le point commun entre tous ces textes, c'est l'imagination foisonnante et la curiosité scientifique insatiable dont ils témoignent, sans pour autant occulter l'humain qui est toujours au cœur des choses.
Ainsi, la nouvelle qui ouvre le recueil, Garde-frontières, nous embarque sans attendre dans une partie endiablée de football quantique. Cette variante du ballon rond possède des règles aussi précises qu'incompréhensibles pour quiconque n'est pas solidement versé dans les principes de la physique quantique, mais cela n'a en réalité aucune importance : même si des expressions comme « fonction d'onde » ou « effet tunnel » ne signifient rien pour vous, Egan est suffisamment talentueux pour vous faire comprendre leurs implications d'un point de vue narratif, et c'est bien ce qui compte dans un texte de fiction. Dans celui-ci, ce n'est pas vraiment la meilleure manière de marquer un but qu'il importe de saisir : ce sont les émotions que ressentent Jamil et Margit et leur rapport à la mort et à l'immortalité en tant que transhumains.
La majeure partie du recueil est du même tonneau : des textes qui déroulent pas mal de jargon mathématique, parfois sur des pages entières, mais sans jamais sacrifier la tension narrative ou l'expression des sentiments des personnages. Les nouvelles les plus courtes tournent pour beaucoup autour des conséquences inattendues d'un progrès technique dans le domaine de la neurologie. Ces conséquences sont souvent néfastes et Egan nous les présente parfois avec sérieux, parfois avec un humour sardonique aussi subtil que réjouissant. Dans Mortelles ritournelles, on a si bien cartographié la partie du cerveau qui réagit à la musique qu'il est devenu possible de créer des jingles publicitaires littéralement impossibles à se sortir de la tête, jusqu'à la folie. Dans Fidélité, il est devenu possible de figer une partie de son cerveau pour de bon : tentant pour un couple qui craint que son amour finisse par battre de l'aile. Les élites du Réserviste, indifférentes à l'éthique et aux droits humains, ont recours au clonage humain pour avoir des réservoirs d'organes de remplacement toujours sous la main, et à terme un corps tout neuf dans lequel se transvaser la cervelle. Dans une veine plus polar, Lama tourne autour d'un implant cérébral donnant accès à une toute nouvelle approche du langage et des émotions, dont une poétesse âgée semble avoir été la victime.
Ces nouvelles forment des sortes de pauses qui permettent de respirer entre les gros morceaux du recueil. Parmi ces romans courts, Océanique se détache du lot. Les développements scientifiques y sont quasiment inexistants, et pour cause puisqu'il s'agit de l'histoire d'un croyant qui relate l'évolution de son rapport à la foi, fait tour à tour d'un zèle dévot, d'une tranquille acceptation, de doutes existentiels ou d'une rage impotente. De la part d'un auteur comme Greg Egan, c'est un sujet surprenant, mais il est traité avec beaucoup de respect et le cadre extraterrestre est remarquable d'imagination et de crédibilité. Les tapis de Wang prend également place loin de la surface terrestre et décrit la découverte de la première forme de vie extraterrestre connue. Sa description est l'occasion de nouveaux amas de jargon mathématique, mais c'est surtout les conséquences de cette découverte sur les personnages et l'humanité en général qui comptent. J'ai davantage survolé que lu Les entiers sombres, suite d'une nouvelle parue dans un autre recueil que je n'ai pas lu, et Poussière, histoire cannibalisée par Egan dans son roman La cité des permutants que j'ai au contraire déjà lu. Ce sont les seuls textes que je me suis permis de rater, car le reste est de très haute volée. Citons encore le touchant Singleton et son intelligence artificielle incarnée dans le corps d'une petite fille par un couple de scientifiques ne pouvant avoir d'enfants, sujet délicat mais traité avec finesse, et le réjouissant Oracle, où Egan s'amuse à faire débattre des avatars d'Alan Turing et C.S. Lewis sur l'âme des IA.
Si vous n'avez jamais lu de Greg Egan parce que sa réputation d'auteur de hard SF trop porté sur les maths et la physique quantique vous effrayait, alors Océanique sera peut-être une bonne surprise. Vous y trouverez des sciences dures en abondance, certes, mais aussi des textes pleins d'humour, de sensibilité et d'humanité. Ce n'est pas pour rien que l'éditeur a choisi de le conclure avec Le continent perdu, l'histoire d'un réfugié temporel en proie à la méfiance et au racisme de son nouvel univers : ce texte date de 2008, mais il pourrait avoir été ecrit hier.