Les Chroniques de l'Imaginaire

Eau douce - Emezi, Akwaeke

Les croyances autochtones du Nigeria disent qu'alors que les enfants sont encore dans le ventre de leur mère, ils sont visités par des esprits qui vont les façonner pour faire leur entrée dans ce monde. Puis ils s'en vont. Mais pas pour Ada. Les portes ne se sont pas refermées comme elles l'auraient dû et les esprits sont restés. Depuis sa plus tendre enfance, les déesses habitent son corps. Elles sont d'abord trois, discrètes et bienveillantes. Mais Ada sait qu'elles sont là.

Plus tard, Ada grandit, loin de sa mère partie travailler à l'étranger ; sans le père, obnubilé par son travail de médecin. Elle part aux Etats-Unis mener ses études et tombe amoureuse. C'est alors que surgit Asughara. Asughara est l'esprit fort, la féminité outrageuse, celle qui s'empare pleinement du corps d'Ada pour lui faire oublier que son petit ami la viole. Celle qui fera apparaître Ada comme une femme sûre d'elle et de ses charmes, pour qui faire l'amour ne sera jamais qu'un acte sexuel dénué d'affects. Grâce à elle, la jeune femme avancera la tête haute et la démarche assurée. Mais Asughara lui fera aussi payer le prix de sa désinvolture.

La voix d'Ada ne s'exprime que peu dans le roman. Ce sont les esprits qui se chargent de la narration, tantôt annoncés par "Nous", le plus souvent par "Asughara". Un autre esprit interviendra plus tard et contrebalancera la personnalité tapageuse d'Asughara. C'est Saint Vincent, le mâle, qui veut faire vivre ce qu'il a entre les jambes en douceur, sans heurt, et affuble Ada de vêtements informes et la pousse à assumer sa part de masculinité.

Il faut l'admettre, les premières pages (voire dizaines de pages) sont déroutantes. Qui parle ? Qui sont ces déesses qui regardent Ada comme si c'était elle l'étrangère ? Puis par touches, Akwaeke Emezi aborde les croyances igbos, les Ogbanje, qui sont des esprits malfaisants, une cosmogonie qui nous est étrangère et s'avère fascinante. En termes psychiatriques, nous parlerions plus communément de troubles de la personnalité. De folie pour faire court. Et c'est peut-être bien de cela qu'il s'agit. Mais le souffle littéraire est tel qu'on se laisse totalement happer par ce roman singulier. Peu importe finalement si Ada est le pendant ou pas d'Akwaeke Emezi, qui se définit comme non-binaire. Peu importe si la confrontation avec une personne habitée pourrait être déstabilisante dans la vie réelle. Ici, Ada et les esprits manipulateurs qui la contrôlent forment une entité étonnamment vivante, attachante, bouleversante.

La destinée d'Ada est remplie d'épisodes heureux et tragiques, qui rendent le récit encore plus intéressant que s'il ne s'agissait que d'un questionnement sur l'identité, la sexualité et la psychologie humaine. Tout est incroyablement riche dans ce roman. Sans parler de la langue qui est d'une beauté époustouflante.

Eau douce est un roman troublant qui désarçonnera plus d'un lecteur mais représente ce qui à mon sens est la plus belle vertu de la littérature : nous amener à explorer des territoires inconnus. Avec le talent rare et précieux d'une autrice à suivre de près.