Vienne, au début du XXème siècle. À cette époque, la capitale autrichienne est à son apogée. Ville culturelle, riche d’émulations artistiques et littéraires, c’est aussi le berceau d’une nouvelle discipline qui révolutionnera la compréhension de la psychologie humaine : la psychanalyse. On doit encore aujourd’hui cette méthode thérapeutique à Sigmund Freud, célèbre clinicien dont le nom est régulièrement convoqué.
Ce que l’on sait moins, c’est que l’homme était un incorrigible fumeur de havanes. Sa consommation quotidienne pouvant parfois monter jusqu’à vingt cigares sous prétexte que cette habitude stimulait sa capacité de travail en lui conférant une meilleure maîtrise de lui-même. Loin d’être dans le déni face à ce vice, il connaissait sciemment les méfaits du tabac mais se gardait bien d’appliquer ses analyses à sa propre addiction.
Pourtant, en février 1923, une douleur dans la bouche commence sérieusement à le gêner. Sollicitant l’opinion de ses confrères et disciples, il réalise que ces derniers, dans un souci de préservation de sa santé mentale, tendent à minimiser le diagnostic. Malgré un traitement par rayons X et des applications locales de radium, Freud, qui refuse de cesser de fumer, voit son état empirer et n’a alors d’autre choix que d’envisager une série d’opérations chirurgicales.
Ligature de la carotide externe, ablation de nombreux ganglions, retrait d’une partie de la mâchoire supérieure, du côté droit du voile du palais et des muqueuses de la joue et de la langue. Pratique de greffes cutanées et installation d’une prothèse métallique que Freud surnomme dès lors « le monstre ».
En parallèle, un mal tout aussi redoutable gangrène l’Europe : la montée du nazisme et l’accession au pouvoir en Allemagne, en 1933, d’Adolf Hitler. Cinq ans plus tard, il annexe l’Autriche. Un jour, la Gestapo arrête Anna, la fille de Freud, elle-même psychanalyste d’enfants, dans le cadre d’un soi-disant interrogatoire. Bien qu’elle soit finalement libérée le soir-même, l’attente atroce et la sensation d’impuissance mêlée à la peur conduisent Freud à choisir de fuir son pays et d’emmener ainsi sa famille en exil à Londres. Installé dans le quartier de Hampstead, il tentera malgré tout de maintenir un rythme de vie parsemé de lecture, d’écriture et de quelques consultations de patients. Mais pour combien de temps encore ?
C’est avec beaucoup de justesse et de sobriété que Suzanne Leclair et William Roy nous plongent dans la vie personnelle de Freud pour nous offrir un portrait du psychanalyste plus vrai que nature. Nourrie par des extraits de récits publiés par ses proches, son médecin, sa fille ainsi que par des auto-analyses rédigées par Freud lui-même, cette bande dessinée apporte un éclairage nouveau et différent sur l’intimité du personnage. Loin des fantasmes qu’on lui prête, l’homme est ainsi mis à nu face à ses contradictions et ses faiblesses, notamment à travers l’illustration de bon nombre de ses réflexions et obstinations.
Les dessins sublimes, en noir et blanc, illustrent avec force et caractère cet homme vieillissant qui lutte tant bien que mal contre la maladie et les ravages de la guerre. Des combats que l’on retrouve d’ailleurs subtilement associés par l’usage d’un rouge carmin dévastateur.
Alternant tantôt récit historique et mémoire biographique, Freud, le moment venu est le résultat d’un travail de recherches remarquable, en témoigne l’annexe illustrée en fin de pages. Au-delà d’une lecture enrichissante, ce roman graphique propose également un angle d’approche intéressant, en lien avec l’actualité sur l’aide médicale à mourir et les soins de fin de vie en France. Un ouvrage émouvant, qui force le respect, et donne matière à réfléchir !