Issu du folklore allemand, le terme doppelgänger désigne une créature étrange : un double maléfique, un sosie surnaturel doté d'intentions plus ou moins mauvaises. Tel est le thème des onze nouvelles réunies dans cette trente-cinquième livraison de la chouette revue GandahaR, dont la qualité ne se dément décidément pas d'un numéro sur l'autre.
La plupart des autrices et auteurs représentés ont choisi de s'inscrire dans le genre fantastique. Plusieurs ont opté pour une veine légère et onirique, comme Céline Maltère avec Genius, petit conte joliment tourné qui ouvre la revue. Son héroïne, seul être unique dans un monde de duplicatas, part à la recherche de son double à elle, mais rien ne se passe comme prévu. Les Sœurs suaves de Pierre Brignon sont elles aussi pour le moins fantasques, puisque c'est à un double fait de chocolat qu'on a affaire dans un futur à la modernité oppressante. Martine Hermant propose quant à elle avec Insomnie une petite vignette onirique légère comme une bulle de savon.
Toujours dans le fantastique, mais avec des accents plus sinistres, on trouvera plusieurs très bons textes, parmi lesquels ma nouvelle favorite du lot. Artifice, de Frank Stevens, nous fait suivre un artiste peintre confronté à une intelligence artificielle capable de produire des œuvres dans son style, mais meilleures que les siennes : situation aussi détestable que farouchement d'actualité avec l'apparition de programmes comme DALL-E ou Midjourney. Dans cette veine sombre, on trouvera aussi Waitsfield, Vermont, de Thierry Fauquembergue, un texte noir digne d'une série télé américaine avec un flic en visite dans un institut dont les locataires sont des métamorphes malgré eux, capables d'endosser l'identité des gens qu'ils croisent, au point de croire être eux. En revanche, je n'ai vraiment pas apprécié La Taranne et les rongeurs d'os d'Anthony Boulanger : l'idée de personnifier la dépression et les idées suicidaires sous la forme d'un chien noir est bonne, mais j'ai trouvé de mauvais goût de prendre des exemples réels et récents comme Kurt Cobain ou Robin Williams pour l'illustrer.
Parmi les autres nouvelles, j'ai beaucoup aimé Fiction 1 de Margot Martin, seule incursion de la revue dans le genre fantasy. Il lui suffit de quelques pages pour développer un monde fascinant, criblé de trous mystérieux ouvrant sur un autre univers que j'ai envie de qualifier de borgésien, et un protagoniste attachant, rejeton d'une famille de forains qui ne rêve que d'échapper au monde du cirque. C'est le genre de nouvelle qui se prêterait admirablement à une expansion sous forme de novelette, voire de roman.
Côté SF, deux auteurs se sont essayés au voyage temporel pour aborder la question du double. Dans Chemins temporels clos, de Julien David, le héros est confronté à l'irruption d'une femme venue du futur pour l'assassiner… ou pour le sauver. À l'inverse, Gregory Covin nous fait suivre dans Angles morts une course-poursuite pleine de violence et de gore entre deux individus dont le décalage temporel menace jusqu'à la stabilité de la réalité. Toujours en SF, mais nettement moins pesante et plus plaisante, L'ombre d'un reflet sur nos peurs de Nicolas de Torsiac prend place à bord d'un vaisseau-monde défaillant, confronté à une flore envahissante qui a pour hérault le clone d'un membre d'équipage.
Ce panorama s'achève sur une note potache et égrillarde sous la plume de Philippe Caza, qui nous propose Un étrange cas d'intrication quantique — illustré par ses soins, cela va de soi.