Les Chroniques de l'Imaginaire

Les trois écritures : langue, nombre, code - Herrenschmidt, Clarisse

La première partie concernant l'écriture de la langue interroge le rapport évolutif entre les choses du monde et la langue qui essaie de les décrire, de les traduire, sinon de les reproduire. Pour ce faire, l'autrice montre l'évolution de l'écriture des différentes langues du bassin indo-européen. Elle y étudie donc les différents modes d'écriture akkadien, sumérien, mésopotamien en général, ainsi que les langues hébraïques et proto-hébraïques et grecques. Le lecteur découvre la différence entre les logogrammes, qui portent un concept, et les alphabets, qui permettent de constituer un grand nombre d'énoncés avec une plus ou moins grande économie de moyens et de signes. Il existe toutefois une différence notable entre les alphabets consonantiques, et l'alphabet grec qui écrit les sons. Dans le premier de ces deux cas, le lecteur doit connaître le mot pour être capable de lire correctement, et/ou l'inférer à partir du contexte. Le second introduit le corps dans la langue, puisqu'y sont écrits des sons qui n'ont pas de sens utilisés seuls.

La seconde partie concerne l'évolution de l'écriture du nombre, et de son usage. Son histoire a longtemps été indissociable de celle de la monnaie. En effet, les nombres ont d'abord été utilisés pour compter les biens échangés, puis pour indiquer leur valeur, dans les échanges des hommes avec les dieux, puis entre eux. Il a fallu longtemps pour que la monnaie soit désacralisée, ce qui est indiqué par le passage des chiffres romains aux chiffres indo-arabes, notamment, mais aussi par le remplacement de son support en métal précieux par un support sans valeur intrinsèque. En ce qui concerne l'arithmétique, l'autrice montre qu'il s'agit d'un langage qui déchiffre le monde et donne une certaine image de l'homme, même s'il ne s'agit pas d'une langue.

La troisième partie évoque l'évolution de l'informatique depuis sa naissance dans les années 1940, grâce notamment à Alan Turing. Elle met en relief la persistance de l'usage qui en a été fait à la fois par des savants - mathématiciens notamment, intéressés par la puissance de calcul de la machine - et pour la guerre, qu'il s'agisse de la Seconde Guerre Mondiale ou de la guerre froide. En effet, si durant la première citée les proto-ordinateurs utilisés à Bletchley Park ont permis de décoder Enigma, le protocole de chiffrage nazi, c'est dans le cadre de la seconde que s'est développée la communication entre machines, devenue depuis planétaire sous le nom d'Internet. L'autrice explique l'origine des termes et concepts que tout internaute utilise tous les jours. Elle met aussi en relief combien l'arrivée dans ce contexte de l'économie marchande a changé à la fois le visage de l'économie, et par conséquent du travail, et la nature de l'Internet lui-même, impacté par l'infinie variabilité des formats de conservation des données imposée par les entreprises visant le profit par la vente des matériels et logiciels.

J'ai trouvé chaque page de ce livre à la fois passionnante et éclairante. J'ai été très intéressée d'apprendre dans la troisième partie le sens d'acronymes tels que http, IP et autres DNS, même s'il se peut qu'un lecteur ou une lectrice plus informé.e que moi dans le domaine s'y ennuie. Le contenu en est touffu, et ce n'est pas le genre d'ouvrage à lire après une journée de travail, mais l'autrice réussit fort bien à le rendre accessible : c'est parfaitement écrit, dans une langue claire, et les raisonnements sont détaillés, ce qui évite de perdre le lecteur. Elle précise en postface qu'il s'agissait au départ d'une collection d'articles disparates, qu'elle a ensuite repris pour en faire un ouvrage, et elle a à mon sens réussi son pari, les différentes parties étant homogènes et bien reliées entre elles.

A la lecture de l'ouvrage, on voit le découplage de plus en plus net au fil du temps des "choses du monde" aux signes qui les disent, et le passage de l'invisible de la parole au visible de l'écrit, avant ce retour à l'invisible pour nos yeux, sous la forme du  virtuel qui occupe une si grande place dans nos vies actuelles. C'est intéressant au plan historique, au plan anthropologique et au plan philosophique, et à mon avis tout.e lecteur ou lectrice intéressé.e par le thème de l'écriture ne pourra qu'être passionné.e et enrichi.e, comme je l'ai été, par la lecture de ce livre, que je recommande chaudement.